30 janvier 2020 : Catégories et étiquettes (en interculturalité aussi)

Catégories et étiquettes

Depuis la nuit des temps, l’être humain cherche à classer et répertorier ce qui l’entoure en catégories réputées homogènes (les stéréotypes), afin de mieux appréhender son environnement et d’adopter des attitudes susceptibles d’être expérimentées puis généralisées. Les plantes, les animaux, les humains ont fait l’objet de telles classifications mentales au fil des siècles, décuplées et systématisées par les encyclopédistes des Lumières dont nous sommes les héritiers.

La médecine, divisant le corps en organes et en fonctions, a fait de même, en transformant son raisonnement clinique d’observation en une quête de diagnostics discrets. Discrets au sens de « non continus », de division en entités diagnostiques bien séparées et mutuellement exclusives. Débouchant sur la définition de causes précises et déterminées engendrant des conséquences thérapeutiques.

Pourtant, la souffrance, qu’elle soit mentale ou physique,  la quête existentielle, la pensée humaine elle-même ne sont pas aussi abruptement catégoriques.

Nous expérimentons tous parfois un foisonnement d’idées simultanées dont la conjonction ne fait pas sens apparemment, et que nous interprétons souvent comme « parasites », « nuisibles », mais dont la concomitance devrait nous faire réfléchir.

Déjà en santé mentale, la notion de continuité des souffrances se fait jour. On parle de « troubles du spectre », de « sphères pathologiques » avec l’idée d’ensembles et de sous-ensembles qui se contiennent les uns les autres. Mais la DSM 5 y adjoint une liste de critères (cases à cocher) qui aboutit à définir l’existence ou l’absence d’un trouble, revenant ainsi à une discrétisation. Car hors de cette certitude d’un point bien visible de rupture entre le normal et le pathologique, point de salut thérapeutique. De fait, comment guider une décision elle-même forcément discrète (je fais, je ne fais pas) devant un foisonnement (ou un buisson) d’options ? La corrélation est la limite philosophique appliquée à l’e-santé mentale.

Le même raisonnement s’applique dans les politiques publiques.

Déjà dans les années 80, les organisations internationales imposaient comme modèle de développement de la santé infantile le fameux GOBI FFF[i], programmes verticaux prenant la place de l’utopique « Santé pour tous en l’an 2000 » des soins de santé primaires, où chaque initiale renvoyait à une activité bien déterminée, nécessitant pour chacune un programme central, avec un directeur, un bureau, un véhicule et surtout des indicateurs de suivi alimentés par des visites de terrain.

Sur ce terrain même, nous étions nombreux à ne pas vraiment apprécier ces visiteurs semestriels qui nous enjoignaient de privilégier leur activité (respectivement le G, le O, le B, etc.) au détriment des autres pour le bon résultat de leur propre programme, oubliant que nos actions quotidiennes portaient sur la santé globale et donc recouvraient l’ensemble de toutes ces activités, voire plus encore. Mais il fallait « prioriser »… Pour que les donateurs voient les effets de leurs dons à court terme, mais ça ne se disait pas.

Ce type de raisonnement attribuant à un effet (ici la mortalité infantile) une cause identifiée comme principale simplifie abusivement la réalité en résumant la résolution du problème à la suppression d’une seule cause. On a vu aussi les résultats de tels raisonnements dans l’élaboration des plans nationaux et régionaux de santé en France. L’exemple caricatural a été la « lutte contre le tabagisme des femmes enceintes » tentée en Île de France dans les années 2000. Trouvant à juste titre que ce tabagisme posait des problèmes, les décideurs ont voulu organiser des espaces de parole ciblés sur ce public. Plausible et rationnel à première vue, ce raisonnement s’est vite avéré trop simpliste, les femmes concernées n’ayant aucune envie de rajouter de la culpabilité sur leurs lieux de suivi de leur grossesse. Prenant ces décideurs au mot, nous avons organisé de tels espaces de parole dans trois lieux très spécifiques (rural, urbain aisé et urbain défavorisé). Nous ne fûmes nullement surpris de constater qu’aucune femme ne s’y est déplacée. Les exemples sont multiples et il serait fastidieux de les énumérer. De fait, la santé de chaque individu est une valeur globale et n’a que faire des planifications thématiques en catégories.

Aujourd’hui, l’informatisation a gravé ces systèmes de pensée discrète dans le silicium et les algorithmes binaires. Il est devenu impossible d’en sortir. Les jeunes générations biberonnées dans ce type de raisonnement linéaire ne peuvent plus penser foisonnement ou buissonnant sans évoquer un capharnaüm impossible à dénouer. Blocage intellectuel et en conséquence, blocage institutionnel.

L’existence de catégories semble dorénavant absolument indépassable dans le cadre des politiques publiques. Il faut formuler des objectifs, identifier des cibles, inscrire dans le temps, faute de quoi, les décideurs se trouvent dépourvus de leviers.

C’est ainsi qu’en matière de lutte contre les inégalités, on identifie des discriminations positives avec des quotas de populations dûment étiquetées comme étant défavorisées et devant bénéficier d’un coup de pouce. La parité hommes-femmes en politique, la présence de populations « ethniquement différentes » dans les universités ou les entreprises suivent ce raisonnement. Or comment identifier objectivement les ethnies ? Les brésiliens s’y sont risqués lors de recensement de la population, entraînant des réactions artistiques pittoresques.

144 nuances, Angelica Dass : Projet Humanae

Nous avions déjà posé le problème de l’impossible « discrétisation des cultures » que certains acteurs de formation prétendent enseigner, ainsi que celui de la normalisation des relations usagers-institutions, mais, parmi les nombreux autres écueils que représente cette perspective d’analyse, je n’en retiendrai ici que deux :

D’abord l’ethnocentrisme qui fait du mode de vie de l’homme blanc dominateur riche et puissant, l’alpha et l’oméga de toute vie humaine. Calquer sur cet objectif les tremplins pour y accéder revient à mépriser et dénigrer les autre façons, pourtant possibles, de vivre et de faire battre son cœur. Loin de lutter contre les préjugés et les stéréotypes, cette façon de discrétiser la réalité les renforce en opposant le rêve (ce que vivrait le riche homme blanc -la Rolex à 50 ans) à la réalité forcément peu enviable (femme, pauvre et/ou non blanc), sans parler des questions de sexualité.

Le deuxième est le processus de définition d’exclusion et d’inclusion qui fait qu’on sera ou pas dans la catégorie qui bénéficiera de ce coup de pouce, engendre les fameux effets de seuil, bien connus dans l’aide sociale où, à quelques dizaines d’euros prés, on peut bénéficier de services ou s’en trouvé privé. Effets de seuil qui inversement poussent certains potentiels bénéficiaires à ne pas faire appel à ces services, pour ne pas se voir étiquetés, ce qui serait perçu comme infamant.

Échangeant avec certains interlocuteurs, jeunes artisans de politiques publiques, j’étais étonné de leur incapacité à imaginer comment il aurait été possible de gérer les besoins et les objectifs d’une société sans avoir recours à de telles catégories identifiant et qualifiant leurs priorités. Les contradictions qui suivent la création de ces dernières en les transformant en étiquettes dégradantes leur échappaient totalement mais surtout les renvoyait à une aporie : Avec quels outils pourrait-on évaluer une politique plus globale qui tenterait de rendre compte du foisonnement de la réalité ? De fait, l’évaluation telle qu’elle est aujourd’hui conçue (depuis la RGPP de la fin des années 90) ne peut se priver de comparaisons catégorie par catégorie.

 

Du coup, ne serait-il pas temps de se poser quelques questions dérangeantes ? N’y aurait-il pas moyen de réfléchir au retour du Politique majuscule, élaborant des politiques globales, foisonnantes, buissonnantes qui embrassent l’ensemble des réalités en refusant de les réduire à des cases à cocher ? Des politiques qui puissent (enfin) renouer avec le rêve d’un monde meilleur ? Sortir du GOBI FFF pour revenir à « la santé pour tous » ?

Dans cette perspective, sur une banale question d’actualité, quel abord serait à privilégier : vaut-il mieux se battre pour que telle ou telle catégorie apparemment « déprived » (en « zone blanche ») bénéficie de la 5G ou bien se poser politiquement la question de fond : qu’apporte objectivement ce nouveau développement à la société ?

S. Tessier

[i] Growth monitoring, oral rehydration, breast-feeding, immunization, female éducation, family spacing, food supplements,

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