30 janvier 2019: Stéphane Tessier lit la silicolonisation du monde

Illustration: Pawel Kucynski 

Eric Sadin : La silicolonisation du monde, L’échappée 2016
Ce livre date de deux années, une éternité dans le monde numérique. A l’époque Trump ne nous avait pas encore habitué à twitter pour un oui ou pour un non, Facebook n’avait pas encore été suspecté de manipulations politiques, les gilets jaunes ne s’étaient pas encore identifiés hors partis et corps intermédiaires comme un mouvement numérique…
Pourtant tous ces enjeux sont bien décrits dans cet ouvrage qui devrait être une référence pour toutes celles et tous ceux qui se préoccupent de l’évolution de notre société.
La notion de colonisation apparaît d’autant plus pertinente que l’auteur décrit bien comment se reproduit le phénomène classique de l’imposition d’un modèle extérieur de pensée totalitaire : d’abord les militaires engagent les questions de sécurité et, d’autre part, mobilisent ces outils pour surveiller, contrôler, bref dominer. Ensuite, les missionnaires apportent leur analyse messianique du monde selon leur transcendance, ici les Bill Gates, et autres Elon Musk dont la puissance financière autorise les pires délires, jusqu’à mettre une voiture sur la route (manquée) de Mars et, ce que l’auteur souligne à juste titre, vouloir chasser la mort. Puis les médecins qui ici ne jurent plus que par la télémédecine, l’imagerie, l’intelligence artificielle laquelle, d’un algorithme, peut disqualifier le meilleur dermatologue. Naguère les médicaments antibiotiques et antipaludéens jouaient ce rôle convaincant. Aujourd’hui, on s’adresse aussi aux questions de santé mentale.
Il y a quelques décennies, j’écrivais que le nouveau langage du monde devenait le Windows. Un espéranto aux enjeux commerciaux évidents. Mais Eric Sadin souligne que les enjeux vont au-delà du simple petit profit immédiat, ils sont d’imposer un modèle de façon d’être au monde et d’y entrer en relation c’est à dire une « culture », où tout concourt à accroître ce profit. Big datas, objets connectés, la numérisation de la vie quotidienne n’a d’autre objectif que de générer d’immenses profits au détriment du libre arbitre de chacun. Et on ne peut s’empêcher de penser que le travail numérique sur la santé mentale cité plus haut ne peut être totalement dissocié de cet objectif.
L’auteur décrit les diverses sociétés à l’oeuvre dans cette colonisation, toutes avec leurs normes, standards et codes. Démontant l’apparence « soft » et « cool » des start-up, il montre combien elles rentrent, avec leurs acteurs, dans des schémas normatifs extrêmement contraints, ce qu’il nomme « criminalité en sweat-shirt » et ses divers niveaux d’agents. Il montre aussi à quel point l’affirmation de « disruption innovante » est fallacieuse, reproduisant en réalité de très archaïques schémas de domination (coloniale donc) par des groupes humains prétendant détenir le seul savoir légitime en ce début de XXIème siècle. Il souligne à quel point les pouvoirs politiques se sont laissés abuser par cette illusion, faisant rentrer dans leurs législation tout ce qui peut favoriser cette colonisation, jusqu’à signer un contrat entre l’Education Nationale et Microsoft…
Pour finir par un chapitre sur le choc de civilisation qui est à l’oeuvre, insidieusement, à bas bruit, comme a pu l’être la colonisation dans certains villages africains non rebelles et accueillant l’école, le missionnaire et le médecin… sans se préoccuper de ce qu’il allait advenir de leur société.
Soyons clairs, il n’est pas question dans cet ouvrage de glorifier le passé et de rejeter les outils numériques comme étant naturellement mauvais. Ces outils sont très pratiques comme peut l’être un marteau. Mais ce ne sont que des outils qui tentent pourtant de nous hypnotiser en nous faisant croire qu’il sont absolument, résolument et en permanence indispensables. Du coup, chacun trouve des nouveaux clous à planter, histoire de manier l’outil, ou tape bêtement sur un mur vide. Mais lorsque le mur sera noir de clous, qu’allons nous faire? Les industriels vont-ils nous proposer des tenailles pour les retirer?
Sachons utiliser le marteau pour planter des clous, mais surtout apprenons à le poser sur la table, à le déconnecter quand les clous ne sont pas indispensables, ce que seule notre sensibilité humaine peut nous permettre (encore) d’identifier.

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