La sortie en avril 2018 du consternant hors série de Valeurs Actuelles sur « la vraie histoire des colonies l’épopée coloniale dont la France n’a pas à se repentir » réactualise l’urgence de cette création. Nous partageons entièrement les analyses de Pascal Blanchard (aujourd’hui -2023- malheureusement non disponibles) sur ce sujet brûlant que l’on croyait naïvement dépassé.
La dépréciation de l’Autre, la femme, le différent, l’étranger, le barbare est une constante humaine partagée depuis la nuit des temps par toutes les sociétés. Cette mise à l’écart correspond à la nécessité psychologique de se positionner soi et son groupe là où naturellement chacun se perçoit : au centre du monde. Lorsqu’elle prend des formes de mise à distance et de codification rituelles de prise de contact, une telle péjoration peut être contenue dans les processus de régulation sociale et faire en sorte que la société fonctionne sans heurt.
Lorsqu’en revanche, cette différentiation fixe les contours d’un conflit (territorial, de ressources, etc.), elle permet de légitimer une violence qui n’a dès lors plus de limite, autojustifiée par cette perception que le monde ne tourne qu’autour de chacun des protagonistes avec exclusivité. Lorsque, au-delà, elle est invoquée pour hiérarchiser le monde entre populations, cette même différentiation va servir de socle à la légitimation de la domination et, en miroir, à la justification de la soumission. Esclavage industriel et processus colonial de grande envergure
sont deux produits occidentaux de cette démarche mais dont il n’en a pas été l’inventeur, les racines s’inscrivant dans la plus Haute Antiquité sous des formes certes moins massives.
La France de ce début de XXIème siècle peine à comprendre les tensions qui la traversent et les violences plus ou moins latentes dont elle témoigne. Ayant réussi à se libérer du fascisme (exogène, mais dont les connivences endogènes de collaboration, soutenues par l’idéologie des années qui précédèrent l’invasion nazie, ont été bien mises en évidence) plus d’un demi-siècle auparavant, orgueilleuse à juste titre de son histoire de libération révolutionnaire et de sa déclaration des droits de l’homme, laïque et républicaine, il lui semble ne pas être nécessaire de se poser la question de ses propres actes. Certes, l’esclavage a été aboli et sa mémoire douloureuse fait l’objet de commémorations régulières. Mais le processus d’asservissement qui l’a soutenu et qui s’est prolongé dans toute l’expansion coloniale n’est pas réellement questionné. Processus partagé de part et d’autre de la relation de domination, tant l’intériorisation de la soumission est un phénomène pernicieux. Processus aussi alimenté en 2013 par l’imaginaire collectif qui reste profondément imprégné d’idéologie et d’iconographie coloniales qu’a montré l’exposition « Exhibitions » du musée
du Quai Branly de 2011-2012, malheureusement restée assez confidentielle.
Or, nombre de réactions de la société française d’aujourd’hui, métissée de ces multiples origines, peut se comprendre, sinon s’élucider, par une histoire mal digérée, un passé phantasmé car profondément tu, tout en constatant une porosité des représentations entre populations concernées ou non par l’histoire coloniale française, partageant domination passée, exil et mélanodermie visible.
Le discours du Président Hollande à Alger en décembre 2012 semble ouvrir la voie à une véritable réflexion sur cette histoire coloniale, qui ne soit pas repentance ; les crimes de nos pères ne sont pas les nôtres. Réflexion qui permette enfin de dire ce qu’il nous a été raconté dans nos enfances, ce qui nous a structuré nos imaginaires respectifs et ce qui détermine aujourd’hui les uns et les autres nos réactions, désirs, rejets.
Il apparaît donc nécessaire de créer un lieu ou toute cette histoire pourrait être dite, montrée, avec ses contradictions : il n’est pas question en effet de ne tracer que l’aspect négatif de cette histoire; les relations entre les peuples ont permis aussi certaines avancées, la violence initiale a pu être parfois dépassée.
L’objectif principal de ce lieu sera de démonter les mécanismes à l’oeuvre dans l’asservissement des peuples. Ce faisant, de montrer comment aujourd’hui il est possible de dépasser les représentations et stéréotypes dont nous sommes tous porteurs, mais de bien aussi mettre en évidence les importants efforts d’objectivation qu’une telle démarche impose.
L’espace se veut donc didactique.
Mémorial car il s’agit de montrer l’extrême violence de la domination coloniale, ses guerres,ses répressions, ses pillages qu’une iconographie (ou une filmographie) hagiographique ou
complaisante vise à totalement occulter. Il faut l’affronter, la décrire, la connaître, la comprendre pour que de part et d’autre de cette relation coloniale, le malentendu puisse se lever.
Savoir et accepter les souffrances infligées et subies entre nos pères, pour comprendre certaines réticences, certaines revendications actuelles qui reflètent en fait le retour de ces souvenirs refoulés. Savoir aussi que les massacres africains régulièrement rapportés par l’actualité ne sont pas déconnectés du processus colonial et qu’en aucun cas, ils ne le légitimeraient a posteriori.
Il semble capital de raccrocher le processus colonial à celui de l’asservissement humain car ce dernier procède d’une dynamique intemporelle et reste encore largement à l’oeuvre au travers des continents. La place de la femme dans la société, celle des enfants, celle des peuples chasseurs cueilleurs, des nomades, des troglodytes sont autant de sources de réflexion à l’égard du premier article de la déclaration des droits de l’homme. En miroir, cette place « différente » ne justifie pas systématiquement d’être respectée lorsqu’elle semble aller à l’encontre des droits présumés fondamentaux de la personne. Dans ce geste, c’est au nom de cette même déclaration et de ces droits fondamentaux que la France a justifié sa conquête coloniale alors qu’en réalité, elle poursuivait d’autres objectifs bien moins avouables dont l’un d’entre eux était de contrecarrer l’expansionnisme des autres puissances européennes.
Comment résoudre cette aporie de l’universalisme de la convention des droits de l’homme tout en s’interdisant d’asservir les peuples en son nom ? La France s’honorerait d’engager ce débat moderne, dont il n’existe pas de réponse simple mais qui est en perpétuelle tension. La fameuse « hiérarchie des droits », concept classique en droit français est incompréhensible voire inconcevable pour qui n’a pas été socialisé dans ce contexte. La hiérarchie fait alors arbitraire.
Pour autant aucune violence n’est indépassable si l’on se donne, une fois qu’elle s’est éteinte et refroidie, les moyens et la peine de la dire et de l’assumer. Ce constat justifie et construit la
philosophie de la globalité de l’espace.
Le lieu
Aucun espace ne serait plus légitime pour remplir cette fonction que l’actuelle « cité nationale de l’histoire de l’immigration », euphémisme pour ne pas parler de colonisation en tentant de
déplacer la question sur certaines de ses conséquences modernes. Cet espace construit pour être le pavillon principal de l’exposition coloniale de 1931 et abriter le Musée des colonies, avait été reconverti en un musée des arts africains et océaniens après les décolonisations. Cette sorte de reconnaissance posthume de l’esthétique des peuples colonisés était présentée avec la nostalgie des plus éclairés des administrateurs coloniaux, dans un bâtiment dont les fresques et les décorations intérieures glorifient encore l’image du colon sauveur de l’humanité. L’ensemble véhiculait une saveur très originale mélangeant constat d’échec et d’errance avec l’émergence d’un profond respect des peuples ainsi rencontrés.
L’heure est aujourd’hui de donner à ce lieu une nouvelle vie à la fois enracinée dans son histoire et profondément critique.
Collection permanente
Dans cette réflexion sur la colonisation et l’asservissement humain, deux dimensions doivent être présentées au préalable :
Paléontologie
Il est encore malheureusement nécessaire de montrer au public la nature unique de l’espèce humaine, tant les stéréotypes perdurent. L’origine de l’homme et sa diversité dans l’unité semblent devoir préluder à toute réflexion et on ne peut faire l’économie de la redémontrer. A ce niveau pourraient être présentés les récents travaux sur les stratégies de coopération privilégiées entre groupes humains au détriment de celles du combat jusqu’à l’émergence de la sédentarisation et de l’accumulation de richesse.
Dans cette section, il serait aussi nécessaire de montrer les productions « scientifiques » contemporaines de l’expansion coloniale en tant que fondatrices d’une hiérarchisation des races. Les textes de l’époque et les illustrations sont impressionnants et ont sous tendus toute l’idéologie politique coloniale.
Psychosociologie
Quels sont les processus psychosociologiques mobilisés dans les rapports entre les peuples ? Il faut en effet sortir de l’irénisme des expositions régulières (Unesco, Grand Palais 2009,
Petit Palais 2012, etc.) montrant des personnes venant des quatre coins du monde confiant à une caméra des choses toutes similaires ou complémentaires.
L’enjeu est ici de structurer un véritable espace de réflexion sur l’anthropologie de la domination. Les exemples doivent être recherchés dans les populations exotiques, ce qui est le
plus aisé, mais ils peuvent l’être dans des relations parfaitement métropolitaines, entre quartiers, entre villages, avec des traductions lors de bals de pompiers, de matchs de football ou de succès cinématographique (« Bienvenue chez les ch’tis. »).
C’est à ce niveau que pourra être montré comment les stéréotypes se structurent, s’alimentent, se renforcent au sein d’une société humaine. Et comment lorsqu’un conflit se fait jour, il a très vite tendance à se couler dans les lignes de force de ces mêmes stéréotypes.
Ces deux préalables effectués, la collection permanente de cet espace se structurerait autour de plusieurs axes :
Histoire de la colonisation
Les épopées maritimes, les exploits des explorateurs, les drames humains des colons dont la moitié mourrait en quelques mois après leur arrivée font souvent l’objet de monstrations (Invalides, BNF, …) mais ne peuvent pas résumer cette histoire. En outre, l’histoire ne débute pas avec le processus d’expansion coloniale du XIXème siècle. L’exposition devrait donc commencer par ces établissements de colons éparpillés sans aucun contrôle tout au long des XVII et XVIIIème siècles que certains voyageurs comme Le Vaillant vouent aux gémonies pour leur cruauté envers les autochtones, enjoignant le gouvernement d’y mettre bon ordre. Cette ambiguïté présente dès les premières phases coloniales mérite aussi d’être soulignée.
Le point fort de cet espace devrait être d’insister sur les décisions politiques qui déterminèrent l’expansion coloniale. De décrire les combats et les résistances auxquels elle s’est confrontée au travers de tout l’espace colonial français, comme le fameux dialogue Jules Ferry-Georges Clémenceau, voire européen. Il serait capital d’accepter la légitimité de ces résistances, sans occulter leurs propres violences et surtout de ne pas se limiter aux conflits ultimes du processus de décolonisation. Les guerres furent multiples, longues, sourdes mais systématiquement niées ou sous estimées par le pouvoir colonial, et il convient de leur rendre justice.
Le système économique, social et politique colonial peut alors faire l’objet d’une présentation spécifique, en tant que modèle plaqué sur un espace social et anthropologique auquel il est totalement étranger. L’école, le dispensaire, présentés comme bienfaits par le colonisateur devraient ici être aussi présentés dans la perspective de la population à laquelle ils sont imposés, contre un impôt forcé.
Dans le même ordre d’idée, une relecture critique des travaux ethnographiques de l’époque coloniale pourra être présentée, relativisant la fermeture des concepts de tribus, d’ethnies ou d’autres types de groupements, tout en insistant qu’un siècle plus tard ces concepts ont pu finalement prendre corps, le discours colonial agissant comme discours performatif et ayant fini par réussir à totalement cliver certaines populations.
Enfin, l’émergence d’une classe intellectuelle locale, l’émancipation réelle de certains groupes à l’occasion de la colonisation, à l’égard d’une domination subie localement souvent de longue date devrait aussi faire l’objet de présentation, montrant que la situation est complexe et ambiguë.
Enfin, montrer comment et par quels mécanismes cette rencontre entre les peuples a pu aussi dépasser sa propre violence, rejoignant ainsi le fil conducteur de l’espace.
Construction de l’imaginaire de la colonisation
Pour vendre au peuple français l’expansion coloniale, une iconographie massive et des espaces tels que le jardin d’acclimatation ont été spécifiquement organisés. La très belle collection montrée dans l’exposition « Exhibitions » trouvera ici toute sa place, alimentant la réflexion psychosociologique sur les stéréotypes initiée lors des préalables. Les exemples abondent de resurgissements de cet imaginaire, le dernier en date étant l’immense succès du film « Intouchables ». Cet espace devrait permettre, entre autres, de décortiquer le mécanisme à l’oeuvre qui, sous des dehors anodins, traduit bien le malaise profondément présent dans les représentations collectives françaises.
Un imaginaire de l’Autre revisité
En suite à cet espace de déconstruction, peut trouver sa place celui de la construction d’un imaginaire positif du rapport à l’Autre. Dépasser la notion un peu frustre d’antiracisme (comme dans la sculpture mise en exergue) pour construire un concept plus complexe d’acceptation de la différence, de travail avec la diversité, de lutte contre les tendances individuelles naturelles aux généralisations.
Dès lors que la réflexion antérieure a eu lieu, cet espace pourra se placer dans la perspective de la multiplicité des représentations de l’Autre et de la diversité. A ce niveau, et compte tenu de la démarche réflexive antérieure, il pourra être fait appel à un certain exotisme toujours susceptible d’attirer le public. On pourrait utilement à ce niveau réfléchir à des jeux du type : « débusquer le stéréotype ».
L’actualité de l’asservissement
Enfin, ce dernier espace permanent sera consacré à tout ce qui peut être identifié de façon actualisée comme aliénation dans le monde en incluant les formes d’asservissement de populations entières plus pernicieuses, telles que la privation des espaces de chasse, la sédentarisation forcée, l’organisation de l’alcoolisation des autochtones, etc.
Expositions temporaires
Ces expositions régulières auront la lourde responsabilité de donner un aspect optimiste à l’espace, de l’actualiser de façon positive. Elles doivent s’inscrire dans la continuité de la visite et laisser une trace dans les imaginaires du public.
Dans cette perspective, elles devraient se centrer sur les métissages et les créations actuelles, retrouvant le fil conducteur (« comment les violences éteintes peuvent être dépassées si elles sont parlées »), ces expositions pourraient être historiques (les productions d’ivoires du Bénin sur commandes portugaises au XVIIème siècle), modernes (l’alimentation quotidienne à Paris) ou contemporaines (réseaux sociaux et diversité).
Archives
Enfin, ce lieu permettrait de recueillir toutes les archives de cette période coloniale afin de permettre aux chercheurs de faire leur métier sur ce thème.
En 2023, cinq ans plus tard, le sujet est toujours d’actualité et on peut remercier le groupe ACHAC de poursuivre sa pression sur les politiques pour aller dans ce sens. et d’actualiser sa réflexion. Même si on peut ne pas souscrire à l’ensemble des prises de position, l’ouverture d’un vrai débat est indispensable.
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