27 mai : Texte transmis de Areski Derguini sur la situation algérienne : Un seul héros, le peuple

Nous avons reçu cette analyse très personnelle et originale de la situation algérienne et de ses possibles développements. Ce texte ne reflète pas nécessairement les positions de REGARDS.

Un seul héros le peuple

« Un seul héros le peuple » est probablement l’un des slogans les plus marquants de notre histoire. Je veux lui donner ici un contenu conceptuel et introduire la notion de « sociétés combattantes » que je définis en rapport à celle de « sociétés guerrières » caractérisées par l’existence d’une classe de guerriers, d’une division sociale du travail fondamentale entre guerriers et paysans. C’est en effet dans le rapport à la guerre que se différencient ces deux types de sociétés.

Il ne s’agit pas d’établir une hiérarchie entre ces sociétés, de juger de leur valeur – chacune se préférant à l’autre -, mais de ne pas les confondre et de comprendre leur fonctionnement.  La guerre et la compétition sont au cœur de la construction de toute société. C’est le rapport à celles-ci qui fait la différence. Dans le cas de ces deux sociétés exemplaires, le rapport est conquérant chez l’une et contenu chez l’autre.

Chez les « sociétés guerrières »[1], la compétition guerrière est réservée à une classe qui a alors la charge d’accumuler les armes de la puissance. La monopolisation de la violence par la classe guerrière rendra possible la monopolisation des autres ressources, naturelles et humaines. La division sociale du travail entre guerriers et paysans se redouble d’une division entre propriétaires et non-propriétaires. Il faut noter que ce redoublement n’aurait pas pu avoir lieu si la propriété n’avait pas été sacralisée[2]. Comme si de propriété absolue du prince de droit divin, elle avait muté en propriété absolue de l’individu devenu prince. Lorsque la monarchie monopolisera la violence, on parlera d’État national, le droit accompagnant le développement de l’économie de marché. La différenciation y fera apparaître alors trois types de compétitions fondamentales : militaire, économique et culturelle. Lorsqu’une société perd la guerre, elle est souvent désarmée (privée d’armée ou d’industrie d’armement) et renonce à la guerre. Après la guerre et la défaite militaire, il lui reste d’autres mises en rapport au monde, les compétitions économique et culturelle. Certains soutiennent que La République fédérale allemande s’est donnée après la Seconde Guerre mondiale, une doctrine et une Constitution – l’économie sociale de marché -, pour protéger sa compétition économique de celle de la puissance américaine victorieuse. Les sociétés qui ne peuvent livrer de compétition économique se laissent dominer par une compétition culturelle fossilisante pour survivre. Non pour triompher donc. Si les intégrismes qui exacerbent parfois les compétitions culturelles existent dans toutes les sociétés, toutes n’ont pas les mêmes capacités pour les contenir. On peut classer dans ce registre les sociétés musulmanes qui ne se sont pas remises de leurs défaites historiques.

Les sociétés guerrières ont fait de la compétition le moteur de leur vie sociale. Hobbes, le théoricien de la guerre de tous contre tous et Darwin le théoricien de la sélection naturelle en sont des hérauts. La guerre et la compétition conduiront les sociétés européennes des seigneurs de guerre à la monarchie de droit divin, qui monopolisera la violence, puis à la doctrine libérale[3] qui sacralisera la propriété et l’accumulation, soumettra la compétition militaire à la compétition économique. Avec la monarchie, la compétition militaire a laissé de la place à une compétition économique pour l’instrumentaliser ; avec le libéralisme, la compétition militaire n’est plus qu’une servante de la compétition économique et culturelle. Les positions de domination se sont progressivement inversées avec le développement de la vie matérielle. La compétition culturelle restera la petite sœur des deux autres compétitions dont elle dépend pour son entretien.

La société guerrière ne peut se constituer au départ que parce qu’elle peut monopoliser la majorité des ressources, de celles naturelles (végétales, animales et minérales) à celles humaines (l’exploitation du travail). Elle est la société qui se construit au départ sur l’inégalité[4] pour se rêver ensuite égalitaire, subsumant l’inégalité.  Telle est la tension au cœur de sa dynamique profonde. « Je m’élève au-dessus de toi pour que tu puisses t’élever aussi … au-dessus des autres ». Lointains de préférence. Car la différenciation doit pouvoir se reprendre régulièrement à partir d’une indifférenciation sociale fondamentale pour permettre à chaque individu de se considérer comme partie prenante et à la société comme un tout. La différenciation qui n’arrive pas à rebattre les cartes, à se reproduire à partir d’une certaine indifférenciation ne peut pas faire société. L’inégalité, pour son édification, a besoin de la croyance en une égalité fondamentale. La pure société inégalitaire est intenable. Il faut à l’esclave, au dépossédé, la croyance dans la liberté, dans la possibilité d’un devenir autre.

Les ressources des sociétés sédentaires ou semi-nomades des « sociétés combattantes », auxquelles l’Algérie appartient, ont au contraire toujours limité les ambitions guerrières ou financières de leurs membres. Pas de monopolisation, pas de division sociale du travail entre guerriers et paysans dont cette dernière se redoublerait d’une division entre propriétaires et non-propriétaires. Pas de libre compétition, pas de possédants et de possédés. On peut définir la figure dominante de la « société combattante » comme étant celle du paysan guerrier possédant. Dans ces sociétés il n’émergera pas de fonction d’accumulation attachée à une classe sociale. Leur accumulation ne leur permettra pas d’atteindre le niveau d’organisation des sociétés guerrières qui avec les premières révolutions industrielles rendra possible la guerre à grande échelle. Elles ont fait du devoir de combattre, non pas la distinction d’un groupe, mais un devoir de tous. Il y a un djihad qui concerne tous les individus et il n’y a pas de classe guerrière, pas d’aristocratie comme classe.  Ce djihad que les sociétés guerrières qui ont fait de la guerre une spécialité voudraient extirper de l’être et du langage des sociétés combattantes pour les désarmer complètement. Ce devoir de combattre, parce qu’il est attaché à de faibles capacités de combat ne pourra pas se manifester dans des guerres massives et de courte durée, mais dans d’autres, plus longues aux ressources diffuses. Il a fallu aux sociétés combattantes du temps et d’autres ressources que les leurs, pour se débarrasser de l’occupation des puissances guerrières (ex. de la colonisation française, centre trente-deux ans).

Les sociétés combattantes ont donc fait du devoir de combattre, non pas la spécialité, la distinction d’un groupe, mais un devoir de chacun. Les « gens d’armes », comme aimait à les appeler Hocine Aït Ahmed, ne devraient pas oublier cette vérité de nos « sociétés précapitalistes ».  Ils ne sont pas entretenus par la société. Il n’y a pas au sein de ces sociétés, de gens d’armes qui vivront du service des armes et d’autres qui serviront à les entretenir. Dans les « sociétés sans État », le surplus ne permettant pas l’entretien d’une telle classe improductive, une disposition sociale conséquente particulière émergea : c’est à l’ensemble de la société et non à une classe, à un corps particulier, que revient la fonction guerrière de protection[5]. Il n’y a pas de tripartition des fonctions à la manière de la société féodale européenne de G. Duby ou du mythe indo-européen de G. Dumézil. On ne peut pas se débarrasser de la notion de djihad dans ces sociétés, parce qu’une séparation des fonctions, une stricte professionnalisation de la guerre constituera un coût que la société ne pourra pas supporter, internaliser. Celui-ci est désormais trop élevé, il faut une autre productivité sociale du travail désormais inaccessible. On ne pourra pas rattraper les sociétés guerrières en forçant la société à emprunter une voie de différenciation qu’elle n’a pas suivie depuis des siècles. Il n’y a pas de raccourci[6], on ne peut pas mettre l’histoire entre parenthèses, il y a d’autres ressources et d’autres politiques. Pourquoi ne se rend-on pas compte du fait que l’État importé a plus servi les exportateurs et ses importateurs que la société (B. Badie, 1992) ?  C’est pourquoi je veux fonder le concept de multitude combattante où en effet le seul héros est le « peuple ». Le nôtre n’a pas pu passer d’un combat mineur à un autre majeur, de celui militaire à celui économique et culturel. Il a perdu la bataille de la production avec Boumediene, il n’a pas voulu le reconnaître et n’a pas voulu revoir son ordre de combat : on ne surimpose pas un ordre de combat à la société, elle en accouche. Il a prétendu vouloir se remettre d’un combat qui l’a épuisé, il a en vérité emprunté une voie qui a malmené ses ressources. Il faut bien se rendre compte que la monopolisation capitaliste des ressources de la société a commencé avec la monopolisation de la violence permise par la monopolisation des ressources. Ce schéma ne se reproduira pas dans la société sans classe guerrière. Nous retrouvons ce caractère non conquérant de la « société combattante » dans sa politique étrangère.

Notre « société combattante », ou « multitude moudjahida » si l’on préfère, ne distingue pas de classes sociales en termes de fonction : gens d’armes (bellatores), gens de pensée (oratores) et gens d’exécution (laboratores). Elle ne connaît pas comme chez les peuples indo-européens de Georges Dumézil un schéma mental qui envisage la société comme une organisation selon trois fonctions primordiales et que l’on retrouve dans l’organisation féodale (Georges Duby). Elle n’a pas connu de compétitions différenciées en compétition militaire, économique et culturelle qui se concrétisent par des champs séparés. La spécialisation y est temporaire pour ce qui est de la guerre. Tout le monde produit sa subsistance, s’engage circonstanciellement dans la guerre et dans une pratique réflexive collective. Pas de construction sociale étagée, tout le monde au rez-de-chaussée dirait F. Braudel, avec un premier étage occupé occasionnellement[7]. La conception et l’exécution ne sont pas l’apanage de classes particulières.

Ce qui distingue radicalement la société (sans classes) combattante de la société (guerrière) de classes c’est donc la répartition des fonctions sociales. Dans la société de classes une fonction est le monopole d’une classe. Dans la société combattante, les fonctions sociales sont largement réparties dans la société. La fonction guerrière et celle économique d’accumulation appartiennent à toute la société. Qu’il y ait des stratèges et des innovateurs, de grands guerriers et des capitaines d’industrie, bref qu’il y ait une division technique du travail, une différenciation sociale, n’implique pas qu’elle doive nécessairement se transformer en division sociale de classes. Ce qui y rend l’accumulation plus difficile étant donné l’expérience historique accumulée en la matière. Entre la société et les fonctions, et les fonctions entre elles, il n’y a pas de ruptures. L’ensemble de la société est impliquée dans les fonctions de guerre et d’accumulation, le cercle de la société s’élargit sans se rompre en deux cercles ou classes sociales séparées. La dynamique de la différenciation sépare une minorité qui innove d’une majorité qui imite, en même temps qu’une dynamique d’indifférenciation échange en permanence les éléments des deux ensembles. La minorité se laisse rattraper par la majorité qui donne naissance à une nouvelle minorité qui se laisse rattraper et ainsi de suite. La dialectique de la différenciation et de l’indifférenciation conjure la formation d’une classe sociale dominante. Les coopérations et compétitions remettent en jeu constamment les positions dominantes tout en préservant l’unité de la société.

C’est pourquoi dans un texte précédent[8] j’ai caractérisé le djihad actuel comme ne pouvant être que celui d’un combat économique et culturel. Celui sur un mode majeur (production de nouvelles dispositions sociales et organisationnelles) et non sur un mode mineur (production de dispositions guerrières). C’est aux fonctions d’accumulation et de protection de cette accumulation qu’il faut attacher nos efforts : comment accumuler pour être en mesure de sortir du cercle vicieux de la pauvreté (R. Nurkse, 1953) sans remettre en cause la cohésion sociale ? Les fonctions de sécurité au sens large, militaire et économique, si elles sont confiées à des classes vont se trouver en face d’horizons impossibles étant données les conditions actuelles d’accumulation. Notre concept de sécurité ne peut pas être un sous-produit de celui des sociétés guerrières. On ne peut pas oublier notre histoire ni adopter celle d’autrui.

On assiste aujourd’hui dans les esprits cultivés de la société, contrairement aux gens du peuple en général et aux gens d’armes en particulier, à une séparation de la force et du droit, sans qu’aient pu être pensées leur unité et leur séparation. Une telle idée qui est empruntée à une histoire déterminée domine la culture mondiale. Dans l’esprit de nos individus cultivés, la séparation du droit et de la force est prise pour une réalité naturelle (qu’un ordre social combat, dixit un certain libéralisme) et non pour une réalité qui a été érigée en norme sociale par des sociétés. Dans l’exemple européen, pour que le droit ait pu s’autonomiser de la force, il a fallu d’abord que la force soit monopolisée. Le passage de la féodalité à la monarchie unit la force et le droit, après quoi le droit pourra prendre du champ, devenir indépendant du corps de la personne du monarque de droit divin. Car l’autonomie du champ ne signifie pas son indépendance. Il y a donc un processus historique de mise en rapport des forces et du droit qui a varié précisément selon les processus de différenciation sociale. Dans la société combattante, le droit a suivi un autre chemin, davantage celui de la coutume, de la norme que du droit étatique[9]. Il n’a pas eu besoin de la monopolisation de la violence par une classe, la contrainte sociale, la norme et le contrôle social n’ont pas céder la place au monopole de la violence. Le droit, la régulation sociale sont d’abord le fait d’une société, non d’un prince et de son organisation.

Mais depuis que s’est renversé le rapport de domination entre l’économique et le militaire dans un puissant complexe militaro-industriel ; depuis que la domination de ces groupes industriels ne conduit plus le progrès social, ne produit plus de « ruissellement » de la richesse des riches aux pauvres ; depuis que la justice devient impossible et que la technologie autorise une gestion horizontale des rapports sociaux, les solutions à la crise mondiale actuelle pourraient bien remettre à l’honneur l’indivision de classes des sociétés combattantes. Le mode de vie occidental qui ne peut plus être contenu au seul Occident ni étendu au reste du monde, ne peut plus servir de référence. Le mode d’accumulation qui produit de moins en moins de possédants et de plus en plus de dépossédés/possédés en souffrance n’est plus soutenable non plus. Avec une guerre mondiale ou sans, il faudra bien que le monde consente à un autre modèle d’accumulation, de production et de répartition des richesses. La lutte de classes veut passer à l’échelle mondiale entre une classe deproducteurs globaux et une autre de prolétaires mondiaux, tout en étant empêchée. Le système interétatique mondial que voudront se soumettre les producteurs globaux aura pour fonction de fragmenter une telle lutte et de la contenir dans des territoires circonscrits. Il reste que la population mondiale active inutile n’arrêtant pas d’élargir ses rangs, cette lutte ne peut avoir d’autre issue que d’interrompre un tel processus d’abstraction du travail qui sépare toujours davantage l’activité productive des milieux sociaux et naturels. Le processus d’abstraction du travail, d’extraction du travail vivant et de sa transformation en travail mort, de séparation du travail et de l’homme, est arrivé à un stade où la concentration du pouvoir d’une part et la prolétarisation, dépossession de la société d’autre part constituent un mélange explosif. On n’imagine pas ce que pourrait donner un tel processus s’il était abandonné à lui-même. Il faut revoir le processus d’abstraction du travail de sorte qu’il conduise à une vivification des milieux sociaux et naturels en même temps qu’à une territorialisation de l’activité plutôt qu’à une déterritorialisation.

Dans le passé, les multitudes combattantes ont perdu la compétition avec les sociétés guerrières, car ces dernières ont adopté des structurations sociales, des « ordres de combat » plus efficaces. Ils ont dû subir la domination des sociétés guerrières et abandonner la fonction militaire à des corps étrangers spécialisés.  Lorsque ces corps étrangers se sont faits trop pesants, que les ressources pour leur entretien se sont faites plus rares, des révoltes ont mis fin à leur domination pour céder la place à une indigénisation moins coûteuse de la domination. Aussi faut-il parler de ruptures dans les ressources et de révoltes conséquentes plutôt que de révolutions pour ces sociétés. Nous sommes parvenus au stade de la rupture postcoloniale. Il nous a fallu plus d’un siècle pour mettre un terme à une domination militaire au service d’une minorité européenne. Des révoltes ont parsemé la période, mais pas de plan de structuration de la société pour établir un ordre durable dans un monde dominé par des sociétés de classes. La « révolution nationale » n’a pas repensé l’ordre social, elle a seulement vomi l’ordre colonial. Nous sommes aujourd’hui encore au même point avec le dégagisme. Le projet de société a été le fait d’une armée des frontières et non de la société combattante elle-même. D’où l’actualité du concept de « colonisabilité »[10] auquel on peut donner au départ un sens précis : nous étions colonisables, parce que nous n’avions pas d’armée pour nous protéger. Ce fut une lourde obsession postcoloniale qui n’eut pas le traitement mérité.  On ne pris en compte qu’un effet de structure. La greffe de l’armée extérieure n’a pas prise sur la différenciation sociale. Car la « colonisabilité » renvoie au fond à un type de structuration sociale qui est aussi bien matériel que symbolique. La société a besoin de se représenter et de se projeter dans un modèle de société. Nous sommes toujours en présence d’une société fondamentalement indifférenciée. Sa différenciation n’est qu’une production superficielle.  Son équilibre la reconduit au même point. Pourquoi ne veut-on pas comprendre que la société ne veut pas être représentée, ne veut pas de représentants ? Tout se passe comme si son équilibre l’a reconduisait au même point, au même état d’indifférenciation. L’heure ne serait pas encore venue pour elle de se différencier, de mettre en route sa dialectique de différenciation-indifférenciation.

Les sociétés indivises en termes de classes n’ont pas produit de modèle social contemporain concurrent à celui des sociétés de classes européennes. L’heure n’était pas venue. Faute de n’avoir pu adapter leur modèle de base, ces sociétés ont perdu leur modèle de référence en cours de route, au cours d’une colonisation et d’un développement postcolonial qui se sont acharnées à les décerveler. À notre avis, le nouveau modèle aurait dû être centré sur la paysannerie moyenne plutôt que sur le travailleur agricole, la propriété moyenne plutôt que sur la propriété publique (qui ne veut être finalement que le moyen de déposséder la société de sa propriété). Car c’est bien autour de cette paysannerie moyenne qu’aurait pu se réincarner l’ancienne figure du fellah, ce paysan guerrier possédant.  C’est bien autour d’elle que la fonction d’accumulation aurait pu émerger et rester l’apanage de la société tout entière. C’est ce devoir de réincarnation qui attend toujours et qui n’a probablement pas eu encore la chance, l’opportunité de se réaliser.

Car, il faut en effet distinguer la tâche de l’occasion, la tâche des circonstances de sa réalisation. Aujourd’hui, il faut produire un modèle alternatif au modèle européen de classes, qui serait porteur d’une autre dynamique d’accumulation et de répartition. Le problème est de savoir si les dégâts causés par la colonisation et le développement postcolonial n’ont pas trop entamé les capacités de la société algérienne. La société pourra-t-elle retrouver ses marques et donner à sa jeunesse de vrais espoirs de réussite ? La probabilité en vérité est très faible. Mais qui sait ? Comme dit le poète, c’est quand le danger est le plus grand que le salut est le plus proche. Cela n’a jamais semblé aussi vrai que pour nous. Tout se passe comme si nous avions précipité le cours des choses afin que le danger arrive pour nous unir et nous faire réagir. Mais y sommes-nous déjà ou pas encore ? Quand nous y serons ou presque, qui sait qui viendra, et comment, du salut ou de la catastrophe ?

Au moment où la population mondiale va être massive, si nous n’y prenons pas garde, elle va vite se scinder en deux ensembles, populations utiles et populations inutiles, possédants et possédés, qui ne pourront plus se tenir ensemble. Les premiers ne pourront plus contenir les seconds qu’à coup de guerres et détruiront ce qu’ils ne peuvent plus, n’ont plus besoin de posséder. Les nouvelles révolutions technologiques conduites par les sociétés de classes poursuivent une concentration du pouvoir qui va priver la majorité de la population mondiale des ressources de sa survie. Qui sait comment Huawei et la Chine vont répondre à Google et aux États-Unis ? En adoptant le point de vue de l’ancien régime d’accumulation avec toujours plus de concentration du pouvoir social ou un nouveau régime avec une plus grande diffusion du pouvoir social ? Les hivers arabes sont les premières manifestations des guerres de destruction de populations inutiles. Les espoirs qu’ont fait lever les « printemps arabes » ne pourront pas les distraire longtemps de leur situation réelle. Le monde dirigé par les États-Unis se prépare à livrer la guerre aux populations inutiles du monde musulman qui réclament une égalité de statut, mais n’en ont pas la mesure. Il commence par enterrer l’Égypte dans un hiver profond, veut faire suivre l’Iran, en même temps qu’il projette de reconstruire l’Irak et la Syrie qu’il a détruits. C’est le nouveau genre de destruction créatrice, chère à J. Schumpeter et aux théoriciens de l’innovation, lorsque la croissance est en peine. Les armées de ces mondes inutiles ne pourront qu’entrer dans le jeu et ne songer qu’à limiter les dégâts de telles destructions.

Nous sommes aujourd’hui dans une situation qui ne pourra pas durer longtemps. Alors que les sociétés de classes connaissent un blocage de leur processus d’indifférenciation qu’elles n’arrivent plus à activer pour légitimer la différenciation de classes (l’inégalité au service de l’égalité[11]), les sociétés combattantes n’arrivent pas à produire de processus de différenciation stable et s’installent dans une indifférenciation chaotique qu’un État surimposé se charge de gérer[12]. Afin que la guerre ne s’installe pas chez elles, les sociétés de classes doivent la porter ailleurs et en tirer profit[13]. Comme nous l’avons déjà soutenu, pour que la paix puisse regagner le monde, c’est à une nouvelle qualification et territorialisation mondiale des ressources qu’il va falloir participer. Les sociétés dominantes ne sont pas encore sur le point de l’accepter et les sociétés dominées ne savent pas encore comment y faire. La dispute USA-Chine risque donc de dégénérer.

 


[1] Cette notion a pris un net relief dans mes textes à partir de l’ « Individu possessif ou collectif » voir le QO du 10.01.2019.

[2] C’est ce deuxième trait, ayant rapport à la propriété, qui peut faire la différence entre la classe guerrière de la société sédentaire de celle de la société nomade elle-même belliqueuse, mais ne s’attachant pas la propriété d’un territoire (si l’on excepte des territoires limités tels les oasis).

[3] Il ne faut pas confondre libéralisme et démocratie. L’un peut aller sans l’autre. Des penseurs fondamentaux du libéralisme peuvent préférer la dictature à la démocratie, comme cela a été le cas avec le Chili et comme cela pourra être davantage le cas à l’avenir.

[4] La société européenne n’est pas une société d’égaux affirment F. Braudel et Georges Duby à sa suite, évoquant les sociétés de référence, les sociétés grecques et romaines.

[5] Qui de la disposition sociale ou du surplus a été premier, est une mauvaise question. Ils se sont accompagnés, ont émergé l’un à l’autre et se sont appuyés l’un sur l’autre, à partir de situations diverses.

[6] Le socialisme a prétendu être un raccourci sautant par-dessus l’économie capitaliste. Il fut théorisé comme voie non capitaliste. On connaît le résultat : on retombe dans ce que l’on voulait sauter (Algérie) quand on ne finit pas par l’intégrer (Chine, Vietnam).

[7] Je rappelle que j’ai signalé ailleurs que le modèle de société auquel je fais référence en opposition à la société de classes est celui de la djemaa, du groupe indifférencié en termes de classes. La société mozabite en a explicité une structure développée. Voir l’article » Manifeste pour une démocratie indigène ».

[8] « La mesure de ce qui doit être fait », le QO du 09/05/2019.

[9] Un peu comme la société anglaise qui a moins compté sur sa monarchie que celle française pour asseoir son droit.

[10] Ce concept produit par le libre penseur Malek Bennabi a du mal à se faire la place qu’il aurait dû occuper dans nos sciences sociales.

[11] C’est le second principe de justice, ou principe de différence, dans la théorie de la justice de John Rawls : les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient : (a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés et (b) attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances. »

[12] La situation actuelle de la Lybie est exemplaire avec un monde qui veut imposer un Haftar à la Lybie qui ne pouvant pas être de surcroît un nouveau Kadhafi, recommencera l’échec.

[13] La nouvelle doctrine militaire américaine : manipuler les désirs des masses « libres » et exporter des armes plutôt que de faire elles-mêmes la guerre,.

DERGUINI Arezki

Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif
ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.

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