3 février 2015 : Je suis Charlie et après ?

Difficile de s’exprimer depuis les 7, 8, 9 et 11 janvier 2015. Tant de choses ont été dites, écrites, critiquées que l’impression de répétition inlassable et lassante est énorme. Mais en même temps, difficile lorsqu’on a des ambitions telles que celles de l’acronyme de REGARDS (Repenser et Gérer l’Altérité pour Refonder la Démocratie et les Solidarités) de rester silencieux.

Il nous a fallu du temps pour digérer, dépasser la sidération. Notre AG a eu lieu le 10 juin et en a été bien entendu profondément affectée ! Il nous a fallu du temps pour ne pas réagir trop émotionnellement, pour mettre du sens et élaborer sur la base de nos expériences et réflexions antérieures. Face à des réactions qui vont maintenant dans tous les sens, il est temps de proposer un angle d’analyse.

En effet, il est aujourd’hui de bon ton de « tempérer l’enthousiasme né du 11 janvier », de « bémoliser les constats de mobilisation », comme le traduisent de nombreuses analyses qui vont « dans le désespéré, le morbide, l’emmerdant » comme Cabu qualifiait les actuels succès littéraires français. Et, effectivement, il est mieux porté de dire que 100 incidents ont eu lieu dans les écoles lors de la minute de silence plutôt que 63.900 établissements n’ont rencontré aucun problème, ou ne les ont pas perçus comme problèmes. Il est plus gratifiant de dire que les musulmans n’étaient pas dans la manif et que c’était la « France d’Amélie Poulain » qui était dans la rue, que de constater l’inverse parmi tous ses amis qui en étaient, ou de dire la condamnation unanime de la part des musulmans rencontrés. Sans abusivement « rosir » le tableau ni occulter certains écueils, force est de constater qu’il s’est passé quelque chose et qu’il y aura un avant et un après dans la perception de la diversité française.

Sur les événements mêmes, il est nécessaire de distinguer les deux carnages.

Le premier fut la véritable décapitation de la génération libertaire dont l’adolescence a été socialisée en 68, évidemment majoritaire à REGARDS. À cette époque, sur le terrain, un réseau de militants offrait à une jeunesse en quête de renouveau des options, des idées, des espoirs, certes totalement utopiques, mais rafraichissants. Décolonisation, ouverture des espaces de dialogue dans les entreprises, rapports de force du Grenelle économique qui parvenait à certains résultats, et puis, et puis, une société qui se transformait en profondeur, sous nos yeux, plus libre, plus ouverte, plus tolérante, l’impertinence n’était plus un péché républicain. Avec de nombreux abus et dérives, sans aucun doute, on ne fait pas de transformations sans casser des œufs. Une profonde scission dans les années 70 a ainsi séparé les partisans de l’action radicale déjà terroriste, des artisans du baba cool, des établis qui délaissaient études et avenir pour faire de l’agit’prop dans les usines, et des réformateurs. Mais ce qui les unissait était ce fond culturel commun qu’incarnait Charlie Hebdo, même si en 2014, il agaçait, irritait et qu’on ne le lisait plus.

Cette décapitation rend toute une génération orpheline et révèle ce qu’on avait refusé de voir : seuls les vieux étaient encore porteurs de cette impertinence. La jeunesse ne s’y retrouvait pas, alors même que l’adolescence reste cet éternel grand Duduche et que les blagues potaches courent encore largement dans les lycées et collèges, elle investissait d’autres espaces de rébellion. L’impertinence de Charlie avait un sens politique que ceux qui n’ont pas connu 68 en réalité ne pouvaient pas percevoir. La réception de la dernière une de Charlie, à nos yeux dans son dessin et son propos plutôt apaisante (à condition de ne pas avoir l’esprit mal tourné en la regardant à l’envers), montre que ce sens politique n’est pas partagé et surtout pas communicable de cette façon. Il est perçu comme une violence quasi d’État, officielle. Autour du monde, des écorchés vifs sont ainsi prêts à mourir pour une image, comme nos révolutionnaires qui, naguère, décapitaient les statues des églises. Bien entendu, au plan international, beaucoup sont prêts à instrumentaliser cette sensibilité à fleur de peau, et nous avons la chance que personne ne soit venu s’immoler par le feu devant les locaux de Libération. Ce qui traduit quand même un certain niveau de réflexion de la part de la jeunesse dite « radicalisée ».

Le deuxième carnage, celui de l’hypercacher porte un autre sens. C’est un acte résolument et atrocement antisémite aux dimensions racistes revendiquées. Le premier meurtre de ce terroriste s’est produit à l’arrivée d’un car d’enfants juifs, probablement la véritable cible, mais qu’un malencontreux accrochage avait détourné. La policière qui aidait au constat en a été la victime.

Les passages à l’acte comme celui du 9 janvier ou de Mérah sont exceptionnels, mais moins rares sont les cambriolages antisémites comme celui de novembre dernier à Créteil. La différence entre attaquer un supermarché et assassiner des personnes parce que juives et choisir la cible d’un cambriolage parce qu’on pense que « les juifs ont de l’argent » est ténue. Dans les deux cas c’est un acte raciste et un acte de grande délinquance, le premier est suicidaire, le second a une vocation utilitariste, mais ils puisent leur moteur aux mêmes sources qu’il faut tenter de remonter.

On en trouve aussi les traces dans la réception par les jeunes des actes posés dans les établissements (minute de silence, débats, etc.).Elle doit être analysée sous plusieurs perspectives : Lorsqu’un jeune perturbe en criant la minute de silence, c’est évidemment une transgression qui doit être vue comme un véritable incident, mais lorsqu’un autre prend la parole et déclare qu’il n’est pas Charlie parce que les caricatures l’indisposent, n’est-il pas en train d’utiliser précisément cette liberté d’expression que l’on défend ? S’il ose le dire ouvertement, n’est-ce pas préférable car s’exposant au dialogue, que de le laisser mariner dans son jus la nuit devant son paranoïaque clavier d’ordinateur ? Dès lors pourquoi qualifier ce débat d’incident, comme le font certains ?

Comme si ne pas partager l’unanimisme était un délit. Rappelons-nous justement cette période d’après 68, où Hara-Kiri avait été interdit, où parler de la guerre du Vietnam dans les écoles était prohibé, sans évoquer la sexualité qui requérait une autorisation parentale. Que serions-nous devenus si nous avions lâché l’affaire et échoué à imposer ce dialogue ?

Maintenons donc l’espace de discussion et autorisons l’émergence de discours qui font mal certes, qui sont absurdes souvent, mais qui doivent pouvoir s’extérioriser sans être qualifiés de « problèmes » ou « d’incidents », sous peine de les voir relégués dans une clandestinité, racine de toutes les frustrations, paranoïas et finalement, violences.

Ce n’est en effet pas un scoop de dire que le discours antisémite reste vivant en France, et qu’il n’est pas le privilège de comiques qui en font leur fonds de commerce, ou de partisans d’extrême droite. Ni même de musulmans. Ce n’est pas non plus une nouvelle en sociologie de dire que, dans un contexte paranoïaque, toute répression brutale d’opinion sans explication large, claire et détaillée ne peut produire que son renforcement.

Le discours antisémite est relayé par ceux qui se considèrent comme les palestiniens de la société française et s’y identifient, qui se sentent relégués, parqués, exploités par une société qui ne leur laisse pas ce qu’ils considéreraient à tort ou à raison comme une juste place. Il est entretenu par ceux qui, écoutant le patronyme d’un animateur de radio, disqualifient son discours, pensent complot et complicités, par ceux qui comprennent mal l’importance faite dans les médias et à l’éducation nationale à la Shoah, faute d’explication de ce qu’elle représente comme aboutissement d’une mécanique idéologique d’industrialisation de l’élimination humaine. Le discours antisémite veut aussi s’alimenter dans ce qui est considéré comme une trop faible part faite à l’histoire de l’esclavage (omettant au passage son actualité au Sahel). Le fameux « deux poids, deux mesures » s’alimente sur une sorte de surenchère victimaire, de qui est le plus à plaindre, dont la seule conclusion ne peut être que le renforcement et l’explication facile des frustrations vécues au quotidien. L’usage inconsidéré de termes lourds de sens et de souvenirs comme celui d’apartheid renforce hélas et à très bon compte ce sentiment.

Tout aberrant et répugnant soit-il, ce discours ne doit pas être disqualifié sans débat. Il mérite qu’on s’arrête et explique sans cesse ce qui ne doit pas être présenté comme un dogme auquel la seule solution serait une soumission. A REGARDS précisément depuis 18 mois, nous réfléchissons à dégager la laïcité de son aspect dogmatique, pour l’inscrire dans un espace plus général et ouvert de réflexion sur le vivre ensemble.

En parallèle, la forte communication faite autour des expatriations massives de Juifs en Israël, voire même l’enterrement des victimes dans ce pays vient renforcer le sentiment que c’est là-bas qu’en réalité tout se joue. À ce titre, les Juifs de la diaspora, en France et ailleurs, semblent littéralement pris en otage par la politique israélienne, qui les contraint à une solidarité d’appartenance, alors même que la majorité ne partage nullement les options guerrière de ce pays. Par cette appartenance forcée, ils deviennent le bouclier humain et politique d’Israël, mais aussi le bouc émissaire facile de toutes les frustrations s’identifiant aux drames palestiniens.

Les informations sur le financement yéménite des auteurs et les explications délirantes attribuant les attentats au Mossad démontrent encore comment cette logique est sournoisement à l’œuvre, mais, en contrepoint, le réflexe salvateur de l’employé malien et musulman, potentiel frère du preneur d’otages, démontre qu’il est parfaitement possible de s’en démarquer lorsque les circonstances se présentent. Donc, rien n’est encore définitivement joué.

Bien entendu, nous sommes dans cette analyse d’actes terroristes, très éloignés du quotidien qui préoccupe REGARDS, mais dans le sens que l’on met derrière ces actes, quelques pistes peuvent être envisagées à partir des réflexions de l’association, non pour prévenir les actes de barbarie, mais pour ouvrir les espaces de dialogue.

La désertification des quartiers par les militants politiques est un point crucial de la réalité sociale des « quartiers ». La seule option de rébellion contre l’ordre établi proposée aux adolescents en mal d’idéal est devenue la religion. La religion émancipatrice, paradoxe suprême pour des soixante-huitards, tellement énorme qu’il nous apparaissait inconcevable, alors qu’il nous crevait les yeux ! Magnifiée par les conflits actuels, les invasions occidentales enseignées en histoire, les déclarations sur les guerres de civilisations ou de grand Satan, les arrogances des uns et des autres, cette proposition vient surfer sur les frustrations quotidiennes et une décolonisation jamais travaillée. L’humiliation de la posture du héros qui a été victorieux du colon, mais qui reste encore et toujours soumis à sa bonne volonté pour trouver du travail, peut trouver là matière à s’investir. Tout converge donc pour flécher le parcours que suivront ceux des adolescents qui sont les plus démunis, mal encadrés par des parents eux-mêmes soumis à de nombreuses désinformations.

Bien entendu, face à ces questions, aucune recette absolue n’existe.

Si les fondamentaux de la République doivent être exposés en classe, ils ne doivent en aucun cas être imposés comme un nouveau dogmatisme contre lequel des anticorps seront vite secrétés. Ils doivent être travaillés au quotidien, pas seulement à l’éducation nationale mais aussi dans la Police, tout comme chez les travailleurs sociaux.

De son côté, l’enseignement de l’histoire doit permettre d’ouvrir certaines perspectives plus proches de l’histoire de ces adolescents qui n’est pas superposable à celle de la France métropolitaine. Par ailleurs, on ne peut laisser les enseignants seuls en première ligne, faute de quoi ils seraient rapidement débordés ou découragés. Il nous faut des pratiques citoyennes aux côtés  des instituteurs  et les maîtres du collège  pour construire et nourrir les forums locaux  où les expériences  des uns et des autres pourront être partagées. Le partage doit en effet devenir le maître mot  de nos démarches et compléter, voire remplacer, le paradigme de l’échange qui tourne  si facilement à l’exclusion et à la marchandisation. Fonder  puis animer par ces partages ouverts à tous de nouveaux « communs »  à l’échelle des problèmes rencontrés par les jeunes et les moins jeunes, c’est non seulement « faire société » mais aussi éviter les ghettos  communautaristes et reconstruire ce socle de pratiques et de valeurs  qui  permettront de « Repenser et Gérer l’Altérité pour Refonder la Démocratie et les Solidarités ».

Depuis sa création REGARDS milite pour que les questions de diversité culturelle soient abordées sereinement dans tous les secteurs de la société, particulièrement les « travailleurs de première ligne », en disposant d’outils pragmatiques pour lever les refoulements, dénouer les situations. Ce n’est pas facile mais nombre des textes disponibles sur le site de REGARDS permettent de trouver des points de repère.

Dans le même registre et plus symboliquement, le mémorial de la colonisation s’impose encore et encore !

Enfin, le thème de notre prochain samedi de REGARDS sur la laïcité comme engagement politique, choisi et rédigé avant les événements prend encore plus de sens. La laïcité conçue non comme un dogmatisme, non comme un anticléricalisme brutal, mais comme une façon d’organiser pacifiquement la société et ses différentes transcendances, tout en réduisant les risques d’extrémisme de tout bord, religieux et politiques.

Stéphane Tessier, Étienne Le Roy, Léa Ramielson, Anne Elisabeth Weber

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