Depuis quelques semaines, le spectacle de Brett Bailey fait polémique. Mettant en scène des performeurs amateurs noirs, ce spectacle entend faire prendre la mesure sensible et donc horrifiée des exactions coloniales. Dès son annonce, j’avais été sollicité par Jean Marie Bataille pour signer une pétition demandant son interdiction.
Les raisons étaient pour certaines très entendables : l’engagement psychologique des « performeurs » dont on sait que ce ne sont pas des acteurs professionnels, mis dans cette posture d’humiliation exhibitionniste ne pouvait que leur laisser des traces douloureuses. Toute personne qui s’est un peu essayée au théâtre, même amateur, sait ce qu’il faut mobiliser de ressources psychiques pour rentrer dans son personnage. En l’occurrence, rentrer dans la peau de l’esclave qui fait face à son bourreau, le spectateur, reconduit dans sa posture de domination grâce à l’achat de son billet – et au demeurant par sa couleur-, et faire en sorte par son regard et sa posture que ce spectateur se sente mal et dans une insupportable posture sadique, impose à l’acteur de se projeter dans les tréfonds de son propre imaginaire. En allant chercher et mobiliser les recoins les plus sombres de cet imaginaire pour être le plus « vrai » possible, jouer ce rôle va nécessairement laisser des traces chez les plus fragiles. La haine ne se convoque pas sans frais.
En outre, cette performance renforce sans nullement la questionner la relégation des acteurs noirs dans des constants rôles de mise en scène de l’esclavage ou de la colonisation, soulignant leur grande absence des scènes non typées.
Pour ma part, ce que je questionne est l’efficacité du recours à la violence des émotions, spectacularisant un passé et quelques scènes archétypales du présent dans des tableaux dignes du Musée Grévin, à seule fin d’apitoyer et de culpabiliser. Ce genre d’émotion n’est pas de nature à résoudre les questions actuelles de racisme ni à contribuer à la construction de modes pacifiés et équitables d’être ensemble.
Certes, la réflexion doit impérativement revisiter le passé de façon constante, le rappeler sans cesse, explorer les imaginaires enfouis, mais dans un but d’apaisement. Oui, il s’est passé des choses épouvantables, et oui, elles laissent des traces dans nos imaginaires que, nous français, nous n’avons pas encore travaillées. Nous avions milité depuis 2012 pour que la Cité de l’Immigration se transforme en musée des colonies. Oui, ce refoulé resurgit toujours au plus mauvais moment, lorsqu’il y a conflit ou malentendu aux urgences hospitalières ou dans les structures d’enseignement, et les réflexes coloniaux bilatéraux resurgissent alors.
Mais ce genre de spectacle, loin de permettre de travailler le refoulé, le renforce tant les postures caricaturales qu’il mobilise et les sensations qu’il suscite sont, aux dires des spectateurs, pénibles et insupportables, mais aussi tant son propre mécanisme spectaculaire revendiqué repose sur les ressorts mêmes qu’il est supposé dénoncer : dégradation des comédiens noirs (amateurs qui plus est, donc dont la seule qualité artistique pour être sur scène en l’occurrence est leur couleur) et enfermement dans les mêmes rôles sempiternels, pérennisation du rapport symbolique victime passive versus bourreau actif, culpabilisation paralysante du spectateur. On ne peut du reste exclure une certaine jouissance de certains spectateurs pervers, mais on ne le saura jamais.
Pour autant, je refusais de signer la pétition visant à interdire ce spectacle, plaidant que je m’opposai à toute censure, même à l’égard de ce qu’il me semble politiquement dangereux. Dieudonné censuré fait plus de chiffre que laissé à lui-même (ce qui ne veut absolument pas dire qu’il faudrait arrêter d’exercer une étroite surveillance et de condamner en justice systématiquement ses débordements langagiers).
Je craignais que cette censure donne de la publicité supplémentaire au spectacle. Ça n’a pas loupé :
Dans cette critique, les arguments utilisés pour promouvoir le spectacle sont tous les mauvais arguments, en se mobilisant en réalité non pas vraiment pour le spectacle, mais contre ses opposants. Certes on peut démonter calmement ces arguments un à un, mais sans l’audience du Canard Enchaîné et hors du battage polémique de l’appel à l’interdiction.
Ainsi la relégation du rôle des performeurs amateurs noirs à la victimisation est passée sous silence, tout comme leur périlleux travail d’acteur, ou encore l’impossibilité de surmonter l’angoisse générée chez le spectateur par cette vision qui devient dès lors indépassable. « Rien de trash » ose écrire le critique après avoir avoué qu’il ne parvenait pas à soutenir le regard des acteurs qui sont ses contemporains.
Rien non plus sur le réflexe naturellement humain de mise à distance de ce qui par trop effraie, faisant courir le risque du déni, ou du recours à l’exagération spectaculaire, neutralisant le message recherché. Rien sur l’actualité des racismes, ni sur leur partage au sein même des groupes humains. Cette performance transforme la problématique en une manichéenne opposition entre les bons et les méchants qui ferait partie d’un passé, certes douloureux, mais bien passé. On rajoute ainsi un couvercle sur le refoulé, tout en manipulant performeurs et spectateurs dans ce pervers jeu de rôles.
L’argument que la qualité de sud-africain légitimerait le processus et en interdirait la critique (tout comme sa couleur le disqualifierait) est un peu faible, tant ce pays n’a pas fait sa cure de désintoxication à l’instar de l’Allemagne et sa dénazification. Le récent reportage de France Ô sur les milices sud-africaines1, et les discours benoîtement tenus par les fermiers afrikaners que j’ai rencontrés il y a 3 ans sans chercher quoi que ce soit, confirment qu’absolument rien n’est réglé dans ce pays, malgré la fameuse commission de la Vérité et de la Réconciliation. Mobiliser des scènes archétypales sur l’esclavage et la colonisation, même si deux tableaux portent sur la réalité contemporaine, revient à détourner le regard d’une actualité autrement plus dangereuse.
Bref, si le débat suscité autour de ce spectacle peut être salutaire, il le devra plus aux critiques qu’à l’auteur lui-même qui, en outre, porte une lourde responsabilité à l’égard des plus fragiles de ses « performeurs ».
On regrette que le manifeste pour la création d’un mémorial sur la colonisation et l’asservissement humain soit resté lettre morte, pour de nombreuses raisons. Un tel lieu aurait permis de mettre au travail l’ensemble des notions ici développées, en amont de la polémique. Mais peut-être est-ce l’occasion de réactualiser ce projet ?
Voilà toutes les raisons pour lesquelles je n’irai pas voir Exhibit B, refusant de me prêter à ce jeu de regards qui masque derrière les archétypes caricaturaux du passé les véritables enjeux de la société contemporaine.
Pour autant, que le spectacle continue ! Mais, bien chers « performeurs », soyez très prudents avec vous-mêmes.
Voir aussi le commentaire d’Amandine Gay
1) Au cas où le lien ne fonctionne plus, l’argumentaire était le suivant :
Au sommaire : Villes violentes (4/4) : Johannesburg. Avec une vingtaine de meurtres par jour en moyenne, la plus grande ville d’Afrique du Sud vit au rythme des règlements de comptes. – Afrique du Sud : l’école de la haine. Le racisme est encore très présent dans le pays, et est même inculqué chez certains jeunes.
A Johannesburg, la violence est omniprésente. Avec une vingtaine de meurtres par jour en moyenne, la plus grande ville d’Afrique du Sud vit au rythme des règlements de comptes entre bandes rivales, qui règnent sur les bidonvilles. Tarryn Lee Crossman a suivi trois jeunes garçons au sein du camp militaire des Kommandokorps, dans une partie reculée du désert sud-africain. Là, les instructeurs leur enseignent que l’homme noir est un ennemi, et qu’il faut se préparer à une guerre pour sauver les blancs.
Ayant visionné ce reportage, cet argumentaire semble très au-dessous de la réalité filmée. Au point que dans le générique de fin, les auteurs du film se sentent obligés de dire qu’« il s’agit d’une minorité des afrikaners et qu’ils ne sont pas représentatifs de l’ensemble de cette communauté », ce dont on peut hélas sérieusement douter.
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