12 mars 2009 : Étienne Le Roy, Mondialisations et diversités culturelles : l’uniformisation n’est pas une fatalité

12 mars 2009 : Étienne Le Roy Mondialisations et diversités culturelles : l’uniformisation n’est pas une fatalité (à propos de Mondialisation : utopie, fatalité, alternatives ?, sous la direction d’Anne-Marie Dillens, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 2008, 196 p.)

Sept auteurs ont répondu à l’invitation d’Anne-Marie Dillens, présidente de l’école des sciences philosophiques et religieuses des Facultés universitaires Saint-Louis afin de délivrer une leçon sur la thématique de la mondialisation à partir de leur « topos » particulier : l’économie pour Élie Cohen la science politique pour Zaki Laïdi ou Josepha Laroche, la sociologie ou l’anthropologie philosophique ou juridique pour ce qui concerne , enfin, Anne-Marie Roviello, Marc Fleurbaey, Marie-Ange Moreau ou Christoph Eberhard.

La contribution de Josepha Laroche, « Soft power américain et diversité culturelle » (pp. 105-112) nous servira de fil conducteur initial, l’intérêt de l’ouvrage publié par A.-M Dillens résidant dans la variété des facettes selon lesquelles on peut traiter de la mondialisation. Il convient, en effet, d’éviter d’enfermer tant la mondialisation que « la culture » dans un cadre trop réducteur, monologique, dont on commence à bien repérer qu’il est le fondement critique de notre perception occidentale et moderne du monde.

Réviser nos représentations de la culture

Il faut ainsi déconstruire une image « culturelle » réductrice de « la » mondialisation pour penser ensuite « les » mondialisations comme le support de productions culturelles qui seront aliénantes ou libératrices selon l’usage que nous en ferons et le contrôle démocratique que nous exercerons, dans la mesure où toute liberté doit être organisée pour protéger les droits de tous.

Examinons ici deux propositions: « la » culture n’est pas définissable généralement et la référence à « une » et une seule culture n’est plus concevable conceptuellement.

·         L’impossibilité de définir « la » culture

Les anthropologues sont, parmi tous les chercheurs en sciences sociales et humaines, ceux qui ont le plus spécialisé leurs travaux sur les phénomènes culturels. On peut même rappeler qu’entre les années 1920 et 1950, la diffusion des traits culturels (diffusionnisme) puis l’anthropologie culturelle nord-américaine ont représenté une des trois branches des sciences de l’homme à côté de l’anthropologie sociale britannique et de l’ethnologie européenne continentale. Les investissements scientifiques nord-américains sont, déjà à l’époque, considérables et certains concepts, comme celui de pattern of culture, d’une si grande richesse qu’on ne peut le traduire mais seulement en proposer des équivalents, sont des apports décisifs à la recherche anthropologique. En liaison avec la psychanalyse, une école dite « culture et personnalité » s’est proposée d’observer l’ensemble des idées et des comportements socialement donc culturellement acquis, développant ainsi un présupposé culturaliste mais rencontrant la difficulté imprévue de perdre au fil de l’accumulation des données la capacité à définir son objet. Gilles Férréol (2003, p. 81) rappelle qu’en 1952, deux des plus illustres tenants de ce courant, Alfred L. Kroeber et Clyde Kluckhohn, avaient relevé plus de cent soixante définitions différentes dans la seule production scientifique britannique supposée marginale par rapport à l’américaine. Un autre auteur américain éminent, théoricien de l’anthropologie culturelle, Melville J. Herskovits, reconnaît que :

« les définitions de la culture abondent » puis considère qu’« (u)ne des meilleurs définitions de la culture, quoique déjà ancienne est celle d’E.B. Tylor qui la définit comme ‘un tout complexe qui inclut les connaissances, les croyances, l’art, la morale, les lois, les coutumes et toutes les autres dispositions et habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société ».(Herskovits, 1967, p. 5)

Malgré l’intérêt de la liste proposée qui date de 1871, ceci est cependant tout sauf une définition d’un objet scientifique : trop vague, trop redondant pour offrir les cadres d’une analyse comparative de la diversité des réponses humaines. Ainsi, plutôt que d’en proposer une nouvelle, acceptons qu’on ne puisse pas définir la culture mais qu’on doive plutôt tenter d’en penser les implications scientifiques et politiques. Dans ce sens, G. Férréol conclut sa notice  » culture  » sur les remarques suivantes :

« (si) la civilisation est à la base d’accumulation et de progrès, la culture -nous rappelait Paul Ricœur dans Histoire et vérité- repose sur une loi de fidélité et de création. Loin de considérer avec suffisance l’apport des siècles passés, comme un dépôt intangible, elle donne lieu à toute une série de ré-interprétations possibles qui, en retour, la maintiennent, la consolident ou l’actualisent, tradition et innovation n’étant pas antinomiques mais complémentaires ». (Férréol, 2003, p. 83)

Cette référence à la philosophie de Paul Ricœur nous servira de transition pour développer la seconde affirmation annoncée : l’idée d’une « seule » culture.

– L’impossibilité de continuer à concevoir l’existence d’une «  seule » culture

Ce qui en question ici c’est le principe d’unité qui nous obligerait à penser l’ensemble des productions humaines, telles celles inclues dans la définition précédente de Tylor, dans un cadre unique susceptible d’autoriser une qualification particulière des comportements et de l’associer à un groupe dont il serait un élément central, voire structurel, de son identité.

Est en jeu ici l’idée même d’unité qui préside à l’élaboration des concepts-recteurs de la pensée politique, juridique et économique des sociétés occidentales modernes. L’apport de l’anthropologie juridique est en ce domaine particulièrement explicite. Michel Alliot , fondateur de l’école française d’anthropologie du droit, nous interrogeait : « dis moi comment tu penses le monde, je te dirai comment tu penses le Droit », cette démarche s’appliquant, on le verra, aux autres productions « culturelles », l’État, le Marché etc.

Quand, en effet, confrontant les cosmogonies des grandes traditions humaines, Michel Alliot (Alliot, 2003) analyse les relations entre leur vision de l’origine du monde (cosmogénèses) et des principes mis en valeur par leurs cosmologies, il perçoit des archétypes permettant de distinguer trois « familles » de sociétés , les sociétés judéo-chrétiennes qui pensent le monde à partir d’un néant initial et d’une création à partir de cet a nihilo par une instance unique, Dieu, les sociétés animistes où le monde est organisé à partir du chaos par une pluralité de déités accordées par une instance fécondante supérieure et les sociétés confucéennes où le monde est incréé car on n’a de preuves, selon la pensée chinoise, ni de son origine ni de sa fin et où le monde est régi par l’interférence duelle, cumulée et ritualisée, des forces telluriques et de l’empereur.

La première tradition, judéo-chrétienne, en a déduit une architecture monologique : elle sera monothéiste, monocratique, monarchique et le principe d’unité va progressivement, surtout avec les Lumières et la laïcisation de la société, s’étendre progressivement en s’associant au mouvement de la modernité. D’un seul Dieu et d’un seul souverain, voire d’une monogamie incontournable pour le mariage, on va passer à un seul espace, le Territoire, une seule population, la Nation, un seul pouvoir organisé, l’État, un seul Droit, codifié, un seul espace d’échanges, le Marché. Le temps, les mesures de poids et de superficie sont aussi unifiées et la notion de culture « une » apparaît, en liaison avec l’absolutisme et en particulier ce « siècle de Louis XIV » qui a provoqué la domestication des productions culturelles au service d’une idée « absolue », parce qu’unitaire, d’un pouvoir absolu parce que sans opposant. (Cosandey et Descimon, 2002)

Cette lecture monologique de la culture va ensuite quitter la personne du souverain (auquel on pourra couper le cou en Angleterre au XVII° comme en France au XVIII° siècle) pour devenir un attribut de l’État, légitimant, cinq siècles après, la fiction des « Deux corps du roi » (Kantorowitzs, 1989), fiction qui avait permis l’émergence du concept d’État dans les sociétés anglaise et française des XIII° et XIV° siècles. Dès lors que l’État unitaire s’impose comme seule source de pouvoir, l’unité de la culture à son service en sort légitimée, mais au prix de nombreuses simplifications, voire de falsifications (Le Roy, 2003).

Les représentations antérieures à ce grand mouvement d’étouffement de la diversité culturelle ne furent toutefois pas toutes absorbées ou éteintes et, surtout, la remise en question, comme en Espagne, du modèle de l’État-nation unitaire au profit de formes fédératives remet parallèlement en cause la représentation unitaire de la culture, au risque de faire croire qu’avec la référence unitaire c’est l’idée même de culture qui va disparaître. C’est sans doute un des enjeux de la période actuelle.

Enfin, lorsque l’idée même de culture comme entité homogène sera contestée par des mouvements de type post-modernistes, c’est l’ensemble des productions conceptuelles fondées sur le principe d’unité qui en est ébranlé. Bref, on tente alors de passer d’un paradigme de l’unité à celui d’une pluralité (à différencier d’un pluralisme, cf infra) qui, mettant en cause également notre liberté, doit être aménagé par des modes de régulation venant principalement, mais non uniquement, de l’État. Ceci nous sert de transition pour revenir au texte de Josepha Laroche.

L’imposition d’un modèle culturel par le biais d’une domination politique « mondiale » et le risque d’une uniformisation culturelle.

Le cas d’école que décrit Josépha Laroche appartient-il au passé ou au présent ? On ne saurait y répondre, mais il est évident que ce cas d’école a largement marqué les esprits sous la formule d’une « américanisation de la culture » . Celle-ci ne se réduit pas au base-ball ou au coca-cola mais représente selon l’auteur un Soft Power (Comme l’auteur de l’article, je ne traduis pas cette expression, laissant à chacun le soin de gloser sur la prétendue douceur d’un pouvoir fondé sur une symbolique de la rentabilité.) qui « intervient comme violence symbolique en se retrouvant au centre d’un dispositif d’hégémonie. (…) Cela implique que les États-Unis obtiennent de leurs partenaires qu’ils fassent ce qu’ils veulent leur voir faire, sans pour autant les y contraindre (…) Au contraire même, il s’agit de convaincre » (…) et ceci à travers « la capacité de fixer les normes internationales » ( p.106-107).

« Ce soft power américain s’avère tout aussi important que les attributs de sa puissance traditionnelle (…) En fait, nous sommes devant un pouvoir d’attraction et de persuasion. Structurel, car il est également fondé sur des ressources économiques et fondamentalement lié au processus de mondialisation de l’économie de marché » (p. 107-108).

Or, ce pouvoir renvoyant à quatre structures, la production, la finance, la sécurité et la connaissance (Susan Strange, s.d.) « qui façonnent le monde » et qui sont dominées par les Etats-Unis, « la France -ancienne grande puissance mondiale et nostalgique de sa grandeur passée- ne se satisfait pas d’être reléguée au rang de puissance moyenne. Manifestement, le deuil n’est toujours pas accompli. Ce faisant, elle demeure le chef de file d’une cause qui –à travers la notion de diversité culturelle- dispute aux Etats-Unis son hégémonie mondiale fondée en l’occurrence sur son Soft Power » (p. 109).

Si la France a marqué un point avec la Déclaration universelle sur la Diversité culturelle, adoptée dans le cadre de l’UNESCO le 2 novembre 2001, si dans le domaine de la production cinématographique, par exemple, la politique de soutien à la création qui « reste unique au monde » et à laquelle « la politique française entend (…) attribuer une valeur diplomatique qui joue aussi comme ressource symbolique auprès des autres pays (…) l’objectif étant de faire pièce au Soft Power » (p. 110). «  À ce stade, la notion de diversité culturelle fédère davantage une résistance aux accords du commerce international négociés en la matière. Cependant, elle ne permet pas, pour l’heure, de formaliser un véritable régime international de la culture » (p.111)

S’il apparaît évident que « l’emprise mondiale de la Silicon valley », (p. 110-111) pour reprendre une formule de J. Laroche, réduit significativement la portée ‘symbolique’ de cette « victoire », il est intéressant de se demander comment on peut contribuer à la préservation ou à l’enrichissement de cette « diversité culturelle » dans le contexte de la mondialisation. C’est donc en nous tournant vers les autres contributions qu’on va tenter de répondre à cette interrogation.

Contributions à une reproblématisation de nos approches « communes » de la diversité culturelle

Dans les divers textes des intervenants et sans souci d’une synthèse exhaustive, je vais extraire quelques idées qui me paraissent enrichir la problématique de la diversité culturelle à partir du cas de la société française/francophone contemporaine.

– Tout d’abord, en raison de « La préférence européenne pour la norme » (Zaki Laïdi, p. 113 et s.) et, pour la France, de sa propre histoire, de sa culture politique colbertiste, puis jacobine pour aboutir à l’ENArchie, la diversité culturelle passe par la maîtrise de la norme. Selon une formule de Z. Laïdi « la règle renvoie à la contrainte, à la limite qu’il convient de fixer, à l’ordre qu’il faut préserver, aux frontières qu’il importe de ne pas dépasser. (…) Norme et puissance se rejoignent sur un point essentiel : elles cherchent toutes les deux à contraindre. Mais elles le font de manière différente : la puissance tend à pousser un acteur à faire ce qu’autrement il ne ferait pas ; la norme s’efforce d’obtenir le consentement préalable sur la base d’un principe simple : une fois admise, la norme devient opposable à tous, y compris au plus puissant. » (p. 113)

De ce fait, la norme apparaît non seulement légitime, mais d’autant plus facilement sanctionnable que la norme est intériorisée. La francophonie en est un bon exemple. Le monopole qu’exerce la France sur les emplois et l’usage de la langue « en partage » au sein d’une « communauté » de locuteurs lui permet à la fois de contrôler un système d’institutions, la Francophonie, avec une organisation centrale, l’OIF, une agence de moyens, un réseau d’universités, de mobiliser les Etats qui pourraient s’en réclamer dans certains domaines des relations internationales (supra pour l’UNESCO) et d’imposer des pratiques du « bon usage » de la langue, d’autant plus respectables qu’on est identifié par des critères distinctifs associés à une étrangeté et qu’on est donc tenu à l’excellence. Le mouvement de la négritude en fut une manifestation, parmi d’autres.

On pourra aussi indiquer que ce champ normatif à portée « culturelle » peut se révéler très complexe, l’auteur distinguant trois séries de normes selon leur objet : les normes techniques, les normes sociales de marché et les normes sociales et politiques (p. 117-118) Que ce soient les marchés des droits de propriété intellectuelle ou les normes communicationnelles (par exemple le monopole de Microsoft sur le marché des logiciels, condamné par le Tribunal de première instance des Communautés européennes), nous avons une dimension culturelle constamment impliquée.

Mais, comme le remarque également l’auteur, « il faudra (…) peut-être sortir de cette dichotomie trop marquée entre « normes de marché » et « normes politiques » car l’interpénétration entre les deux est de plus en plus forte et c’est dans cet entre deux qu’il faudra penser la puissance européenne, au-delà de la sempiternelle distinction entre hard et soft power » (p. 123-124) . On pourrait par exemple s’inspirer d’une distinction proposée par le chef de la diplomatie britannique à la conférence européenne de Bruges, en novembre 2007, et parler, en contraste au « Soft Power », d’un « Model Power » (p. 123, n. 20), comme capacité à imposer des modèles de conduites et de comportements à partir d’une compétence normative mondiale. Transposons enfin au cas français cette remarque. « La puissance normative de l’Europe découle largement de son pouvoir de marché, mais l’impact de celui-ci dépasse le simple cadre du marché » Prenons donc le capitalisme et ses crises de « modèles » au sérieux, non pour s’en plaindre, mais pour le repenser, comme nous y invite Élie Cohen.

Dans « Mondialisation : la montée des périls », Élie Cohen, membre du Conseil d’analyse économique et professeur à Science Po, a des pages percutantes pour parler de la contestation de la mondialisation avant d’en analyser les implications, avec un objectif : « inviter à jeter un œil neuf sur une réalité qui a changé nos vies en vingt ans » (p. 27) En fait, plutôt que jeter un œil neuf il s’agit d’opérer une mutation intellectuelle et l’auteur parle ainsi d’une « révolution copernicienne » à propos de la théorie du commerce international (p. 26). Mais, comme chacun le sait, une révolution astronomique a pour effet de faire revenir un objet (céleste) à son point de départ. La mondialisation est ainsi moins une rupture que la reprise de thèmes anciens sous de nouveaux paramètres, ce que confirme, selon l’auteur, l’idée d’une pluralité de mondialisations antérieures à celle qui fut initiée avec la chute du mur de Berlin en 1989 si on adopte la définition de la mondialisation comme « une réalité nouvelle d’intégration mondiale et d’apparition d’acteurs globaux » (p. 30).

Or, à propos du besoin de législations environnementales l’auteur évoque non seulement notre domaine, la diversité culturelle, mais aussi l’absence d’un acteur « nouveau » susceptible de relever le défi des logiques commerciales : « dans une pure logique d’échanges, une législation environnementale très contraignante est considérée comme un dispositif protectionniste. Ces ambitions n’ont guère trouvé de matérialisation jusqu’ici. Certes, l’UNESCO a adopté une déclaration sur l’exception culturelle. Certes, des conventions internationales sur la biodiversité, le climat… se sont succédées. Mais nulle institution de puissance comparable à celle de l’OMC ne vient contester ses choix » (p.36-37).

Considérons enfin cette dernière conclusion de l’auteur, sans doute la plus interpellante pour nombre d’entre nous. « Tout laisse à penser que le haut point de la mondialisation est derrière nous, nous avons passé un stade et nous entrons dans un nouveau monde, marqué par une realpolitik économique (…) Un nouveau monde est en train de naître sous nos yeux. Ce monde n’est pas soutenable : la croissance actuelle ne peut être prolongée (…) Dans un tel contexte, la mondialisation voit ses soutiens, déjà maigres, s’affaiblir » (p. 42-43).

Mais, si on en revient à la référence copernicienne, cette découverte d’un monde neuf passe par l’obligation tant de repenser le point d’origine que ce que nous devons abandonner de la révolution précédente. Il y a là un dialogue neuf à introduire entre monologisme de la modernité européenne classique et pluralité des modèles originels dont on parlait à propos des archétypes de Michel Alliot ci-dessus et dont l’enjeu est la conceptualisation d’un monde commun.

Dans « La mondialisation, perte ou nouvelle intelligence du monde ? », Anne-Marie Roviello décrit ainsi l’objectif à poursuivre :

« La tâche n’est pas de ramener la pluralité des mondes au même monde, mais d’offrir à ces mondes pluriels les espaces communs d’apparition où la conflictualité des débats –et donc la libre reprise par chacun des mêmes critères de discussion et de concertation, mais aussi de prise en compte commune des problèmes- remplacera les affrontements violents. Il s’agit, dans cette édification d’un monde commun, non tant de comprendre l’autre, que le monde que nous partageons toujours plus avec lui, et de partager avec l’autre cette compréhension du monde, de faire progresser celle-ci par ce partage à partir de perspectives différentes, de faire progresser, au-delà des croyances et intérêts respectifs, cette raison commune, en amenant chaque communauté singulière de sens à se réaffronter à l’indétermination des repères ultimes de toute institution humaine du sens, que celui-ci soit singulier ou commun, culturel ou politique » (p. 52)

Cette approche repose sur un point de méthode, de positionnement « topologique » qui nous intéresse au plus au point : « la question n’est donc pas de savoir comment ouvrir nos identités particulières à l’universel, à partir de leur situation d’insularité supposée, mais comment amener chaque culture à travailler ce « bougé » interne à tout culture vivante, comment pénétrer dans l’écart à soi qu’il présuppose en toute culture, qui ouvre d’emblée toute culture à la dimension de l’altérité, de l’universel » (p. 50).

A cette approche fait écho Christoph Eberhard dans « De l’univers au plurivers, fatalité, utopie, alternative ? ». L’auteur a de ce monde commun une vision pluriverselle reposant sur un axiome qu’il emprunte à Arjun Appadurai : « l’un des grands défis pour l’anthropologie consiste à étudier les formes culturelles cosmopolites du monde moderne sans supposer logiquement ou chronologiquement première l’autorité de l’expérience occidentale ou de modèles qui en sont dérivés » (cité p. 69). L’idée même d’une réduction de la diversité des mondes à l’uni-versalité doit donc être combattue en substituant le préfix pluri à celui d’uni, pour poser la diversité comme première et penser le cosmopolitisme des appartenances.

En fonction de ses expériences indiennes et chinoises, mais aussi latino-américaines et européennes, l’auteur nous invite à regarder le « les » derrière le « le/la /un/seul/unique » comme autant de déclinaisons de la monologie, la science du seul.

Cette approche suggère de nouveaux choix méthodologiques : « Dans les termes de Boaventura de Sousa Santos, s’agirait-il peut-être plutôt de s’engager dans une’ hétérotopie’ que dans une ‘utopie ‘. l entend par là un déplacement dans le monde même dans lequel nous vivons, du centre aux marges du pouvoir. Ce décentrement qui n’est pensable qu’à partir d’une démarche dialogale entraîne l’émancipation d’un univers pour s’enraciner dans un plurivers » (p. 92-93). Ensuite, « le mythe émergent du pluralisme comme horizon du plurivers » (p.101) entraîne plusieurs conséquences. Se référant à Raymundo Panikkar, autorité « pluriverselle » en la matière, C. Eberhard relève que « le pluralisme n’est pas la simple reconnaissance de la pluralité qui peut rester sous-tendue par le désir d’unité. Le pluralisme (…) accepte l’irréductibilité de certaines positions tout en reconnaissant des aspects communs là où ils existent » (p.101). Deuxièmement, il avertit que « le pluralisme n’autorise pas de système universel, un système pluraliste étant contradictoire dans les termes mêmes. A un certain niveau, les systèmes ultimes sont incommensurables (…). Troisièmement, « le pluralisme nous rend conscient de notre contingence et de la non-transparence totale de la réalité ». Et enfin, « Le pluralisme est avant tout un symbole, et donc davantage du domaine du mythos que du logos » (ibidem). Si l’auteur pointe en conclusion des désaccords et contradictions, par exemple entre le pluralisme et l’idée d’universalité, centrale dans la théorie des droits de l’homme, c’est pour nous inviter non point à esquiver la réflexion, mais au contraire à travailler les mythes et l’imaginaire au fondement de notre société contemporaine.

Un de ces mythes fondateurs est celui de la démocratie que Marc Fleurbaey interroge dans « Justice sociale et utopies nouvelles dans la mondialisation » (p.147 et s.). En conclusion de sa communication, il décrit « une ligne d’action qui adhère pleinement à la mondialisation tout en cherchant à corriger les défauts du marché et du capitalisme, aussi bien par la redistribution que par la démocratisation. En combinant la mise en place d’institutions de régulation et de redistribution mondiale avec d’autres mécanismes plus décentralisés, comme par exemple les mouvements éthiques de consommateurs et d’investisseurs donnant la préférence aux entreprises labellisées en matière sociale et environnementale, on peut envisager de faire évoluer une société vers une forme moins stratifiée, plus respectueuse de la dignité de chacun » (p. 158) et donc de la diversité culturelle dois-je ajouter.

Avec cet ouvrage, nous voyons émerger, plutôt « en creux », certaines exigences de l’approche interculturelle.

– La culture n’étant ni le produit de l’Etat ni surdéterminée par la mondialisation, les transformations que connaissent les formes politiques, économiques ou financières des institutions de nos sociétés contemporaines auront pour incidence non d’occulter mais de démultiplier les manifestations culturelles dans la mesure où chaque groupe, à chaque instant et de manière quasi spontanée produit sa culture. La diversité est déjà là dans le temps long de ses manifestations. Elle est appelée à s’amplifier dans l’époque qui s’annonce. Ne serait-ce qu’avec Internet, l’uniformisation culturelle n’est pas à l’ordre du jour.

– Mais la diversité est d’abord et surtout associée à l’observation de ces manifestations, moins d’ailleurs dans le comportement « autre » de l’individu que dans ce « bougé » interne à tout culture vivante, dont parle Anne-Marie Roviello et qui est la condition même de la liberté.

– L’enjeu qui se présente devant nous est de penser le commun (ce qu’on partage), en commun (selon des ensembles ou des « mondes » plus ou moins ouverts au dialogue) et pour assurer la reproduction de la pluralité des communautés, instances « imaginées » (Anderson, 1996) de partage de ce dialogue, auxquelles nous appartenons par la naissance ou par des choix ultérieurs.

– Ce pluriel fait problème au quotidien parce qu’il n’existe pas d’instances de régulations et de normes, tant en droit interne qu’en droit international, à la hauteur de cet enjeu. Sans régulations, toute liberté va à vau-l’eau. Mais tant les institutions que le principe de l’Etat de droit ou les droits de l’homme (Policar, 2003) sont pensés selon un modèle monologique qui explique la pétition d’universalisme de ces derniers. Par ailleurs, la solution viendra moins de normes générales et impersonnelles que du « Model Power », de la capacité à proposer des modèles de conduites et de comportements à la hauteur des attentes de nos concitoyens. Il y a donc un risque de confusion à propos de ce qu’on doit tenir pour « le droit ».

– On ne peut confondre pluralité et pluralisme car si la pluralité accepte le principe d’unité, le pluralisme considère l’idée d’univers comme contradictoire, dans les termes mêmes, avec le pluralisme. Or, quelles que soient les réticences ou les difficultés, à intégrer positivement le mythe du plurivers dont parle Christoph Eberhard, le mythe de l’univers dans sa forme de monolâtrie (le culte du seul) n’est plus tenable et l’idée d’une pluralité des mondes (Boltanski et Thévenot, 1991) s’impose progressivement.

– Nous avons donc à reformuler un mythe et des principes de régulation à la hauteur de « l’entre deux » contemporain, en partant de l’exigence d’hétérotopie dont parlait B. de Sousa Santos, donc de la pratique des gens du bas et pas seulement de ceux qui nous ressemblent pour découvrir la « raison commune » au fondement de cette démocratie que nous devons reconstruire.

Étienne Le Roy.

Références

Anderson B., 1996, L’imaginaire national. Essai sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte.
Alliot M., 2003, Le Droit et le service public au miroir de l’anthropologie, Paris, Karthala.
Appadurai A. 2005 (1996), Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la globalisation trad. française de Modernity at large,Cultural Dimensions of Globalization. Paris, Payot, petite bibliothèque.
Boltanski L. et Thevenot L. 1991, De la justification, les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, NRF-essais.
Cosandey F. et Descimon R., 2002, L’absolutisme en France, histoire et historiographie, Paris, Éd. du Seuil, col. Point-histoire.
Férréol G., 2003, « Culture », G. Ferréol et G. Jurquois (dirs.) Dictionnaire de l’altérité et des relations interculturelles, Paris, Armand Colin, p. 81-83.
Herskovits M.J., 1967, Les bases de l’anthropologie culturelle , trad.française de Man and his works, Paris, Payot, petite bibliothèque.
Kantorowicz E., 1989, Les deux corps du roi, trad. française de The King’s Two Bodies, Paris, Gallimard, NRF.
Le Roy É. 2003, « Droit et culture », G. Ferréol et G. Jurquois (dirs.), Dictionnaire de l’altérité et des relations interculturelles, Paris, Armand Colin, p. 106-109.
Policar Alain, 2003, « Droits de l’homme », G. Ferréol et G. Jurquois (dirs.) Dictionnaire de l’altérité et des relations interculturelles, Paris, Armand Colin, p.109-116.

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