Le terme identité prête, c’est bien évident, à grande confusion, mais il est diablement à l’ordre du jour.
Ainsi le Sénat y consacre-t-il son actuelle exposition sur les grilles du Luxembourg. (Version PDF) Identités européennes, identité de l’Europe, au travers de photos « représentatives » et de la description de chacune des Assemblées, elles aussi « représentatives » des nations ! Beau programme, certes, mais les organisateurs laissent les spectateurs dans d’affreux doutes. Aucune légende, sauf d’exceptionnels qualificatifs, ne permet d’identifier la provenance de tel ou tel cliché. Seul le drapeau en témoigne, signe constant en haut à droite de l’affiche. Mais qui peut prétendre identifier à coup sûr telle ou telle bannière ? D’autant plus que l’exposition ne se limite pas aux pays membres, les pays candidats comme la Croatie ou la Turquie sont aussi représentés… La perplexité des badauds traduit bien l’ignorance commune des formes et images officielles de ceux qui composent l’Europe.
Mais au-delà de ces doutes du niveau du jeu des 1000 Euros, transparaît un autre enjeu symbolique assez fort. En effet, le choix d’avoir résumé l’identité des communautés géographiques non pas au nom du pays mais à son drapeau n’est pas neutre. Ce tissu traduit en effet un signe de ralliement, d’appartenance, d’étendard à suivre. Non content de « faire » l’identité de chacun par le choix, conscient ou non, d’appartenance, parfois ethnique, le drapeau fait surtout l’histoire du groupe. Il symbolise la construction d’une communauté, dans ses succès, ses échecs, essentiellement militaires, souvent factieuses, parfois révolutionnaires, comme le décrit Pascal Ory dans sa passionnante conférence. On en voit la violence ci-dessous dans cet extrait du code des juges de paix de 1793 (tome 1, 2° partie).
Au nom de ces signes, en suivant ces étendards eux-mêmes vainqueurs de leurs rivaux féodaux, l’Europe s’est déchirée, s’est dévorée, s’est décimée. Ce faisant, elle a structuré des identités purement nationales dans ces lignes de partages et de conflits historiques. Pascal Ory parle du drapeau comme « une incorporation du symbole, propre du religieux ». Comment imaginer que toutes ces étoffes puissent se dissoudre pacifiquement d’un coup de baguette magique, dans un bleu à 12 étoiles ? Et, de plus, sans craindre que ce dernier à son tour ne se charge d’énergie symbolique belliqueuse ?
Cette macro-définition des identités et leur puissance symbolique peut aussi se traduire dans d’étranges mélanges comme le montre un événement bien localisé en Normandie. Depuis plusieurs mois, la presse locale se fait écho des agissements du curé de Courseulles-sur-mer, ville très touristique dont la population décuple en été, et des tentatives pour le contenir de la part de l’évêque de Bayeux. Malheureusement, le récit disponible sur le Net est très incomplète, Ouest France résume un article plus complet de La Renaissance du Bessin du 17 février 2009.
Pas directement affiché traditionaliste, ce prêtre est néanmoins célèbre dans toute la région pour ses messes en latin qui attiraient des fidèles bien au-delà de la paroisse. Le Père Cheval (ça ne s’invente pas) s’entête à ne pas obtempérer à la proposition de sa hiérarchie de le muter vers l’hôpital de Bayeux, exigeant une procédure de révocation en bonne et due forme. Il faut dire que la Congrégation Vaticane qu’il avait saisie directement, lui a apporté son soutien, ce qui, par les temps qui courent, est peu étonnant. Mais l’évêque aussi est coriace et mène actuellement cette procédure tambour battant, malgré l’injonction romaine. De quelle potion magique dispose-t-il ?
Du coup, le remplaçant du Père Cheval, le Père Phaka Nlenzo du Congo Kinshasa, qui a enfin réussi à obtenir son visa (mais aussi son pontage coronarien), se voit contraint d’habiter chez son « cousin », le Père Phuati Mboko, aussi congolais et provenant du même diocèse tropical, installé à proximité. A eux deux, ils ont la charge de 25 clochers et, sans permis de conduire, ils doivent être véhiculés par les fidèles. Mais comme ils incarnent le progrès liturgique du canton, de nombreux soutiens locaux leur sont apportés.
En face, le Père Cheval obtient des soutiens qui se situent bien au-delà des villages concernés et les réactions sur un blog chrétien assez engagé (euphémisme poli), sont consternantes, alors qu’elles ont certainement été modérées pour filtrer les plus acceptables, à en juger par d’autres commentaires sur des blogs moins « urbains » que je me refuse à pointer, car mettant en cause insidieusement son successeur.
L’épilogue de l’histoire a eu lieu le 6 avril 2009, la Congrégation du Clergé de Rome levant la révocation du curé et affectant son remplaçant à Pont l’Evêque. Il semble que le curé ait depuis un peu tempéré ses ardeurs liturgiques, on le retrouve le 15 août 2015 à la tête d’une procession mariale. L’évêque de Bayeux, lui, arrivé à la limite d’âge, est parti à la retraite en 2010. Il faut attendre 2017 pour que le remplacement soit effectif par le père Kawané, burkinabé.
Au-delà d’un Clochemerle mondialisé mobilisant Rome, Kinshasa et Ouagadougou, tant de « ismes » sont en jeu dans cette histoire : universal-, cultural-, traditional-, néo-colonial-, pour ne pas voir dans cette contestation de liturgie un autre avatar identitaire de « l’incorporation du symbole, propre au religieux ». Cet étendard linguistique rend donc la prise de relais par le pauvre prêtre congolais auprès des imaginaires normands bien bien délicate ! Comme médecin, j’aurais envie de lui conseiller de ne pas s’y aventurer, pour préserver ses coronaires fatiguées…
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