6/6/2013 : Étienne Le Roy à propos du livre de Catherine Sultan : « Je ne parlerai qu’à ma juge »
Cet ouvrage de Mme Sultan, à la suite de celui de Pierre Joxe (dont on a déjà ici rendu compte) et qui lui fait l’amitié d’une préface fort pénétrante, est le fruit d’un travail de réflexion humaniste de nature profondément politique. Les textes que j’ai déjà consacrés à la justice des mineurs sur ce site de REGARDS me dispensent d’en rappeler les inflexions particulières et les enjeux propres qui sont toujours essentiels à garder en mémoire puisque sa fonction première n’est pas de punir mais d’éduquer pour introduire chaque enfant dans la société des adultes au moindre coût humain et social possible. Mais ici, avec l’ouvrage de Mme Sultan, l’humanité en cause devient un véritable humanisme.
L’humanisme dont est empreint ce texte est particulièrement sensible dès que l’auteure aborde les histoires de vies de ces enfants et adolescents déjà abimés par la violence de la société ou par leur propre violence mais auxquels une mesure éducative peut apporter cet instant particulier où un être en formation prend conscience de soi, des autres et de son futur et fait le pari de se construire ou de sombrer. Le sous-titre nous indique que l’auteure nous prend par la main pour nous introduire dans ces processus de socialisation juridique où se mêlent sentiments, grands principes de droit et petits accommodements avec le quotidien. Des histoires semblables de « mineurs de justice » ont déjà été relatées par d’autres auteurs mais elles sont toujours bonnes à penser lorsqu’elles sont prises dans le quotidien de ces enfants, de nos enfants. Elles sont ici exploitées au plus près des faits, sans psychologisme ni moralisme mais avec un optimisme réconfortant et l’intime conviction que chaque enfant en danger est aussi notre patrimoine commun menacé et notre avenir interrogé. Il y a en outre un humour léger, confiant dans la capacité des services judiciaires et éducatifs à influencer les parcours de ces jeunes tout en se méfiant de ses propres affects. Comment faire la part entre le normal, la différence culturelle et le pathologique, entre l’individuel et le collectif, son histoire personnelle et celle des familles ? Ainsi quand le juge des enfants devient mère (ou père), alors, « croire que l’on sait, c’est toujours le même problème ». Il faut donc échapper aux stéréotypes et trouver la « bonne » distance où dire le droit c’est faire œuvre éducative. Elle remarque ainsi qu’ « (ê)tre parent m’a sans doute aidée à être plus attentive au bon positionnement : je suis juge avec ma personnalité, mais ce n’est pas en mon nom que je juge. Il faut garder cette distinction » (p.60). Elle mobilise alors, outre une distance critique, une bonne dose de prudente sagacité en usant de la meilleure arme, peut-être la seule dont dispose vraiment la justice des mineurs, le temps.
L’auteure écrit ainsi « La fonction éducative prend donc du temps mais elle ne répond pas à l’air du temps. Elle n’est pas payante dans l’immédiateté, elle est peu visible mais seule son approche permet une efficacité durable. Ce qu’elle défend est précieux. Pourtant, la place qui lui est faite et l’image qui lui est renvoyée aujourd’hui sont loin d’être à la hauteur de l’ambition qu’elle porte et qu’elle mérite » (p. 204).
C’est dans ce sens que cet ouvrage parle de politique, mais c’est plus « du » politique comme l’art des choix entre projets de société que de « la » politique comme mise en œuvre d’un projet particulier, même si notre auteure ne se prive pas de prendre ses distances, de critiquer voire de contester certains épisodes fameux de la décennie 2002-2012. « Au sortir de cette période, la justice des mineurs est dévastée » (p.224) note-elle en conclusion.
Elle regrette ainsi que « l’accent soit mis sur l’acte plus que sur l’individualité. Touche par touche, le droit pénal des mineurs modifie sa priorité en délaissant la personne de l’enfant à la faveur de l’acte commis » (p. 193). Plus loin, elle envisage les conséquences dommageables des nouvelles politiques pénales qui avaient été avancées avec le projet d’un code de la justice pénale des mineurs « à l’étude en 2008 et abandonné après l’alternance gouvernementale, ( …) inspiré par l’idée de progressivité. A chaque palier franchi par le jeune justiciable, par un effet de cliquet, une porte se ferme et la réponse judiciaire monte d’un cran dans la sévérité. Cette logique du ‘perdant-perdant’ est en contradiction avec les bases de la psychologie adolescente, bien loin du calcul rationnel. Quand le jeune individu, dans l’escalade des passages à l’acte, transgresse les limites, il faut lui opposer de la fermeté et de l’apaisement. La réponse se construit dans cet équilibre, parfois difficile, entre la nécessité de tenir une position sans s’enfermer dans la confrontation » (p. 218).
Catherine Sultan apporte aussi des informations très précieuses sur les mouvements internes propres au monde des magistrats et spécialement des magistrats de la jeunesse et de la famille dont elle a présidé pendant cinq ans l’association professionnelle, allant du contournement de dispositifs jugés contraires à la mission éducative qu’à une sorte de grève du zèle dans l’application du droit pénal, par exemple les juridictions correctionnelles pour mineurs. Tout le droit puisque c’est la mission du magistrat de l’appliquer, mais le seul droit servant la cause de l’insertion des jeunes dans la société, donc un respect strict des procédures et des recours puis la mobilisation des peines alternatives à l’emprisonnement. « Car ce choix est opportun en faveur de celui qui a compris la réponse sociale apportée à son acte, qui en assume la responsabilité individuelle et évolue de manière positive » (p. 192).
Un apport également précieux est de nous informer des contraintes et des enjeux de l’intervention des éducateurs dont on parle assez peu et qui sont dès lors considérés comme les « soutiers » de ce grand navire dénommé assistance éducative et qui semble avoir, durant cette décennie 2002-2012 la même devise que la ville de Paris, « fluctuât nec mergitur ». Le métier d‘éducateur, en particulier de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ), était déjà particulièrement difficile quand j’ai commencé à travailler ses interventions, au milieu des années 1980 lors de l’élaboration de notre rapport « La justice des mineurs en région parisienne », Paris, LAJP, 1985. Depuis, le manque de temps et de moyens financiers, les contraintes d’intervention ont rendu leur mission très délicate et démissions, arrêts maladie voire tentative de suicide (pour ce qui concernait une directrice régionale de la PJJ) ont alerté les professionnels de la nécessité de retrouver les bases d’un fonctionnement régulier du service public, sans pourtant que l’opinion, « intoxiquée » par la peur de l’autre, en soit suffisamment informée. Je voudrais ici citer un autre passage de l’ouvrage, qui remet les pendules à l’heure.
« En toute hypothèse, la pertinence et l’efficacité de la réponse seront évaluées avec le recul. Ce n’est pas parce qu’elle ne se voit pas que l’action de la justice est inexistante. Les fauteurs de trouble doivent, bien entendu, être arrêtés et sanctionnés. L’ensemble de la société doit aussi être en capacité d’accepter que la réponse utile ne se résume pas à la recherche de l’exclusion.
À côté de ce temps nécessaire, productif, la réalité des temps morts est à déplorer. Le temps est perdu quand une mesure éducative décidée par le juge demeure pendant des mois en attente, faute de moyens pour l’exercer rapidement. L’enfant et les parents ont pris acte de la décision et des changements qu’elle doit impulser. Si elle reste sans suite, elle perd son sens » (p.219). Or, « ces dysfonctionnements sont connus, dénoncés et repérés. Ils doivent à présent être évacués » (p. 220) en y associant la prise en charge des troubles psychiques et des handicaps. « Il n’y a donc plus de temps à perdre pour réagir » (p. 221)
On peut espérer que la nomination de Mme Sultan à la tête de la direction nationale de la PJJ permettra de remettre de l’ordre dans la mission éducative et réintroduira les priorités qui sont celles de notre ordre constitutionnel depuis 1946 (p. 11) et qui font honneur à l’expérience française à l’échelle mondiale.
Présidente du Tribunal pour Enfants de Créteil, Catherine Sultan avait accueilli l’expérience d’intermédiation culturelle en milieux judicaires pilotée par REGARDS avec le soutien du Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris (LAJP) et en avait permis la pérennisation puis la relance dans le contexte, pour le moins défavorable, de cette décennie « noire ». Dans son ouvrage, elle en relève la place qui peut être d’un apport précieux pour savoir comment mobiliser la différence culturelle dans un processus éducatif, mais qui doit toujours rester accessoire. Elle doit être accessoire de la démarche et de la décision du juge qui est seul à même de juger de son opportunité puis de ses conditionnalités et, enfin, de ses modalités. Elle est accessoire aussi de l’intervention des assistants sociaux et des éducateurs dont le métier est de prendre en charge le mineur dans la durée de l’assistance éducative qui peut se mesurer en mois et en années. Il est donc bien clair que le service que peut rendre l’intermédiation culturelle judiciaire (ICJ) se joue dans la complémentarité des différences de compétences et de fonctions et que, dans une justice des mineurs pacifiée, la promotion de cette expérience conforte cette mission que lui assignait Charles de Gaulle en 1945 : « Il est peu de problèmes aussi graves que ceux qui concernent la protection de l’enfance, et, parmi eux, ceux qui ont trait à l’enfant traduit en justice. La France n’est pas assez riche d’enfants pour qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des être sains », responsables de leurs actes et citoyens à part entière, puis-je ajouter.
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