24/05/2024 L’hôpital du XXIème siècle écartelé entre deux (et plus) cultures

A la faveur des hasards de la vie m’est parvenue une moisson de revues infirmières glanées au salon éponyme.

D’emblée saute aux yeux la fracture entre deux visions de ce que peut/doit être un soin en 2024. Simple coïncidence? Modes passagères ? Je ne crois pas car deux groupes d’acteurs se dégagent clairement. Et ces acteurs ne peuvent absolument plus communiquer, alors qu’ils partagent la même structure, et peut-être ( ?) les mêmes objectifs professionnels.

D’un côté Gestions hospitalières titrant : « dossier cybersécurité »[1], Géroscopie titrant : « l’intelligence artificielle au service de la médecine prédictive »[2] et DSIH « le magazine de la transformation numérique » qui titre « les bons rouages »[3].

Ces trois revues décrivent le projet de structurer numériquement la communication entre le soin et la gestion, avec l’idée que ce numérique peut/va tout arranger, tout fluidifier, tout économiser. Certes ces articles sont parfois jargonnants (« l’usage d’un Load Balancer dans le chemin du mail : l’IP interne du Load Balancer ne sera pas déclarée dans le SPF du domaine qui m’envoie le mail. Résultat : des mails perdus ») mais ils restent compréhensibles pour peu qu’on s’en donne la peine (et éclairent quelques soucis de courriels).

Au-delà de gagner du temps en « soulageant » les professionnels de tâches administratives (« les soignants rentrent les informations du patient et suivent les protocoles déjà préremplis au sein du logiciel »), en les faisant communiquer entre eux grâce à l’interopérabilité (toujours poursuivie depuis 40ans et qui semble chaque jour s’éloigner un peu plus), de multiples solutions techniques sont aussi proposées pour améliorer les diagnostics grâce à « l’intelligence » artificielle (petite incursion subreptice dans le cœur du soin). Sans omettre bien entendu toutes les craintes liées aux questions de sécurité.

Parfois on se préoccupe des agents : « Mesurer la satisfaction des usagers pour une meilleure fidélisation » titre ainsi un des articles, mais on voit bien ce qui est recherché : une pure fidélisation…

De l’autre côté la Revue hospitalière titre « Prendre soin des professionnels de santé »[4], L’infirmière titre : « Épuisement professionnel agir, et vite » [5] et OSM (Objectif Soins & Management) titre : « ‘Panser’ le lien en santé mentale »[6].

De ces trois revues émerge l’idée générale que les professionnels du soin ne vont pas bien (quel scoop !) et souffrent. Des titres évocateurs : « S’il vous plaît, dessine-moi ton travail… », « Le cadre de santé en psychiatrie face à la perte de sens des soignants », « Il faut redonner du pouvoir aux soignants », des solutions : « Les huiles essentielles s’implantent à l’hôpital », « Au cœur d’une unité pour soignants épuisés à Rennes ».

On y lit tous les diagnostics et toutes les recettes en réalité connues depuis des lustres (écoute, empathie, bienveillance, etc.), mais aussi certains constats plus étonnants : « Les nouvelles générations d’élèves en soins infirmiers peuvent surprendre les encadrants en stage et poser d’éventuels problèmes […] Une non-compréhension des attentes des nouvelles générations, qui fonctionnent avec des codes différents. » montrant que la génération née avec le numérique dans son berceau est aujourd’hui incomprise par ses tuteurs de stage, mais est-elle plus « fidèle » aux injonctions numériques du management ? Ce n’est pas dit dans l’article.

Nulle part n’est souligné l’écart entre le management informatique et la pratique du soin. Ce fameux écart entre travail prescrit et travail réel qui fait que l’humain ne peut pas être remplacé dans sa flexibilité et son inventivité. Or, un soin purement mécanisé qui ne répond pas à la singularité des attentes de chaque patient, ce qu’aucune IA ne parviendra à faire, fera fuir les patients vers d’autres sources de prise en charge, comme on peut déjà le constater, avec toutes les dérives possibles.

Le soignant est décrit dans le premier groupe de revues comme un simple professionnel de l’acquisition de l’information sur sa propre pratique ; seule cette information admise dans les « rouages » numériques compte. Tout au plus se préoccupera-t-on de leur « satisfaction » afin de démagogiquement tenter de les « fidéliser ». Petit souvenir personnel d’un travail d’informatisation d’un système régional de santé au Botswana dans les années 80 en « laissant le soin aux acteurs eux-mêmes de s’évaluer[7] » grâce aux informations recueillies où je concluais : « impliquant les agents de santé depuis le recueil, jusqu’à la prise de décision, ce système est un  facteur motivant et améliore la communication interne[8] », ce rôle étant aussi important que les résultats obtenus.

Mais au-delà de cette grave dissociation montrant que l’hôpital subit une sorte de schisme morbide voire mortifère, l’impensé et l’indicible est la notion même d’interculturalité, c’est-à-dire de la prise en compte des diversités de représentations entre les professionnels du soins et les patients sur des éléments aussi fondamentaux que la mort, la maladie, la reproduction, la sexualité, la naissance, etc. Voire entre les professionnels eux-mêmes.

La diversité des populations en termes de classes sociales, de générations, de modes de socialisation infantile, bref, d’origines n’est jamais évoquée. Un article traite spécifiquement de la prise en charge des mineurs non accompagnés mais en les traitant comme une entité socio-anthropologiquement homogène face à des soignants eux-mêmes décrits comme homogènes. Or, dans les métiers d’empathie que sont ceux du soin (mais pas seulement, éducation, justice et social suivent les mêmes pentes), quoi de plus difficile à admettre que l’incompréhension des attentes des usagers et le constat de son impuissance à y répondre de façon satisfaisante ? Certes l’informatisation y contribue largement en prétendant protocoliser et donc uniformiser les pratiques, mais elle peut aussi facilement servir de bouc émissaire en cristallisant sur elle toutes les frustrations d’un travail perçu comme étant mal fait.

Numérique et soin : loin de l’innovation, un archaïsme du XXème siècle?

Le numérique est un outil extraordinaire mais ce n’est qu’un outil qui fait suite à une évolution ontologique de la médecine et du soin qui s’est produite ces 60 dernières années. De fait, depuis 1800 [9]  jusque dans les années 60 et 70, la clinique était conçue et enseignée comme un art, quasi divinatoire, qui mettait en relation de nombreux « signaux faibles » pour, dans une démarche de pensée buissonnante, en tirer un diagnostic complexe. Mais s’est imposée rapidement à la fin des années 70 (et j’ai fait partie des premières générations à qui ce type de clinique était enseigné) un raisonnement de type stochastique mettant en relation des probabilités causales. Le raisonnement abstrait à plusieurs niveaux simultanés qui aboutissait à une décision thérapeutique (mais pour les meilleurs cliniciens, avec toujours la prudence de laisser une marge potentielle d’erreur), a été remplacé par des arbres de décision mettant des « oui » et des « non » à chaque intersection aboutissant à un itinéraire diagnostique imprégné de certitudes. Mal de tête, oui ou non ? si oui Vomissements, oui ou non? etc. aboutissant à une décision thérapeutique étayée par le sentiment de certitude que le raisonnement était valable.

Très utile en cas d’urgence car il faut parer au plus pressé, intéressant dans l’interprétation d’examens complémentaires technologiques (radios, etc.), pratique pour la gestion hospitalière, rationnalisant le soin en protocoles dont le coût est facilement chiffrable (la Tarification à l’activité), l’illusion de certitude était trop confortable pour qu’on n’en profite pas d’une part pour l’appliquer en santé mentale (fondant toute la réflexion de création des DSM [10]) et pour tout numériser en algorithmes de décision, ouvrant la voie à « l’intelligence » artificielle. Cette façon de raisonner la médecine en a transformé les pratiques. Les jeunes soignants qui arrivent aujourd’hui sur le terrain en sont  d’autant plus imprégnés qu’ils n’ont jamais connu un univers non numérique.

Or, le grand défaut de ce raisonnement est d’oublier son caractère probabiliste qui occulte le « peut-être » des liaisons entre les diverses intersections en construisant l’illusion de la certitude, particulièrement en santé mentale. Quel désarroi traversent les soignants lorsque ce modèle de raisonnement ne parvient pas à rendre compte de la réalité. L’exemple caricatural récent est l’errance épidémiologique totale dans laquelle ces modèles nous ont conduits lors de l’épidémie de Covid19, n’arrivant pas à prévoir les différentes vagues ou absences de vagues, simplement car l’évolution d ‘une situation mathématiquement chaotique est impossible à prévoir à moyen ou à long terme. Les errances diagnostiques, les malentendus, les mécontentements des patients (et des soignants), voire la crise hospitalière, sont là aussi pour souligner les limites de ce type d’approche.

Car, même si il est souvent efficace, cet outil ne pourra jamais remplacer le soin entre humains. Au-delà de la prise en compte du « peut-être » et donc de son caractère aléatoire, de nombreux signaux ultra faibles d’un examen clinique attentif, d’une écoute bienveillante et sensible à la complexité et à l’ambivalence humaines échappent à ce type de raisonnement et sa numérisation. En outre, tout soignant est bien conscient que cette même écoute humaine bienveillante est un aspect fondamental du soin, même s’il n’est ni quantifiable ni numérisable.

Les « cultures » au sens le plus large utilisé par REGARDS (façon d’être au monde, de s’y positionner et d’entrer en relation avec lui) rentrent précisément dans ces complexités et ambivalences qu’aucun algorithme ne pourra enfermer.

C’est pourquoi le soin devrait prendre ses distances avec ce mode raisonnement « gestionnaire » qui est en réalité très daté, pour renouveler son lien avec l’empathie et l’ouverture sur les multiples façons de vivre la souffrance et la cure. Pour cela, les professionnels devraient avoir les compétences, le temps et l’encadrement pour pouvoir les prendre en compte, mais dès lors on boucle sur la question des raisonnements déterminant l’allocation des moyens financiers. Une des sources de souffrance des professionnels de santé réside certainement dans ce monologue gestionnaire qui déni toute diversité, en particulier culturelle. On l’avait vu avec les puéricultrices [11].

Qu’attend-on pour lever le voile sur cet impensé ?

 

Stéphane Tessier

[1] N°635, avril 2024

[2] N°159, mai 2024

[3] N°42, mai 2024.

[4] N°617, mars-avril 2024

[5] N°44 mai 2024

[6] N°298 avril-mai 2024

[7] Étude de l’utilisation des services de santé dans une région d’Afrique Australe, (Contribution de l’informatique); Bull. Soc. Path. Exo. ; 80 ; 1987 ; 665-673

[8] Rôle d’un système d’information sanitaire comme aide à la décision régionale en santé publique. Une expérience au Botswana (Afrique Australe) Médecine Tropicale ; 49 ; N° 2 ; 163-169 ; Avril-Juin 1989

[9] Michel Foucault, La naissance de la clinique

[10] Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, dont la première édition date de 1952 avant sa refonte complète en 1980.

[11] La puéricultrice face à la diversité des publics : une expérience pédagogique Revue Sociologie et santé –Formations, santé, social- n°37, 2014, 157-176