Depuis longtemps, je voulais faire cette analyse, que j’avais rapidement exposée dans le livre « Familles et institutions : cultures, identités, imaginaires », page 248.
2008 pour être précis, année de ma première visite de ce musée, inauguré fin 2005. Situé dans l’ancienne gare de train de Belo Horizonte, capitale du Minas Gérais bâtie ex nihilo fin XIX°, le musée regroupe des collections d’outils, vêtements, ustensiles divers, dont un fauteuil de dentiste particulièrement inquiétant. Visité par des collégiens et des familles, il a pour vocation de « montrer un ensemble représentatif de l’univers du travail, des métiers et de l’artisanat brésilien ». Pour ses responsables, il permet de développer « une ample réflexion sur l’histoire et les relations sociales au travail au Brésil dans les derniers trois siècles. […] Il allie une riche iconographie et des ressources technologiques et multimédia. Plusieurs groupes de métiers ont l’appui d’un kiosque multimédia où le visiteur recherche et complète l’information selon ses désirs. »
Précisément, une de ces bornes interactives m’avait interpellé en 2008, celle qui propose un jeu concernant les colporteurs à l’œuvre dans le Minas Gérais rural du XIX° siècle. Et, Ô joie, elle était encore en action lors de mon récent passage l’été dernier.
Le premier écran présente parmi différentes options le jeu des Mascates (colporteurs). Le deuxième écran fixe les règles du jeu : qui achète quoi de qui ? Le jeu consiste à mettre en relation le colporteur, des marchandises et des clients. Une seule combinaison est acceptée par colporteur ! Le jeu précise qu’en faisant les combinaisons, « vous apprendrez plus sur les personnages en jeu. »
L’écran suivant donne les détails des éléments à faire coïncider. Les noms des colporteurs sont supposés évoquer les identités. On verra en réussissant le jeu que de gauche à droite se succèdent les colporteurs français, gitans, juifs, portugais et arabes. Les clients ont des identités plus directement marquées : le quilombola est l’esclave marron vivant en communautés libres, la doceira est la grand mère qui fait des bons gâteaux, Moça fina est la jeune fille raffinée, la bordadeira, est la brodeuse (bien célèbre dans le Minas Géraïs), et l’alfaiate, le tailleur. On le voit, en dehors de l’esclave affranchi, les clients n’ont pas d’autre identité que leur métier (et leur sexe dont on verra qu’il jouera un certain rôle).
Les réponses obtenues (après de nombreuses tentatives…) sont éloquentes :
Le portugais « est un régatier typique, avec son panama. Ainsi sont nommés les colporteurs qui voyagent en bateau sur l’Amazone, […]. Le portugais accepte d’échanger parfois ses marchandises contre des graines ou du latex pour le revendre à Manaus ou Bélem avec un bon bénéfice. » Il vend des articles très divers qui relèvent du bazar : « Aliments, casseroles, fil de fer… médicaments, des brillantines odorantes,… des petits miroirs avec des portraits de femmes. » Ses clients sont des indiens, des affranchis. « Irineu accouru sur la berge quand il a vu l’arrivée du régatier. […] Cette fois, il n’a pas accepté la cachaça que le portugais a toujours à portée de main pour »ramollir » les clients qui ne sont pas contents du prix proposé. »
A coté, « le français Louis Dupré est bien connu dans les riches fermes de café de l’état de Sao Paulo. Attentionné, il prend garde de noter, dans un petit carnet à la couverture verte, le nom, l’âge, les habitudes et les goûts de chacune de ses clientes qui apprécient ses produits français fins. » Ses produits sont en effet valorisés : « parfums, cosmétiques, bijoux, tissus fins et lingerie intime. Des boîtes à musique. » Évidemment, ses clientes sont les « dames et demoiselles raffinées des riches fermes de café. […] D. Maria da Luz ne perd pas une nouveauté en cosmétiques. »
Les suivants ne sont pas mieux. Saul Kuperman, « d’origine polonaise […] sans profession antérieure a colporté à Rio Grande de Sul (qui est au Brésil un état très européen). Il apprit la langue en vendant et convaincant. Au début il transportait plein de bricoles, un peu de tout. Depuis il a trouvé le bon filon : il a commencé à travailler avec des cachemires pour les tailleurs. » Ses produits sont les cachemires mais aussi des livres et journaux. En effet ,un de ses premiers clients tailleurs lui fit rencontrer les personnes de la haute société lesquelles « enchantées par la culture générale du colporteur lui commandèrent des livres et des journaux de la capitale. »
Le libanais Abdul Salum, lui, « transporte tous les deux mois ses marchandises à partir de Salvador (port du Nord-Este pauvre) et l’emporte dans la brousse. Il a 40 kilos dans sa caisse pleine de portes et de casiers fermés avec du verre. La »caisse de turc ». » Ses marchandises sont tous les articles de la mercerie et quelques vêtements. Ses clientes sont les ménagères ou les jeunes qui s’occupent de leur maison. « Le turc a l’habitude d’apporter à Dona Julieta quelques dentelles et tissus seulement pour elle, en exclusivité. »
Le pompon revient sans doute au tzigane. « Comme tout tzigane, Ramon Kalderash a fait sa maison de la rue et du monde. Il passe sa vie à circuler entre les petits hameaux et les fermes. Dans la ville, les tziganes souffrent de beaucoup de discrimination… Le nom de Kalderash en roumain veut dire celui qui s’occupe de la chaudière. Eh bien, pour honorer la tradition familiale qui vient d’Europe Centrale, Ramon est très réputé pour sa capacité à traiter le métal. A peine installe-t-il son échoppe que la clientèle apparaît immédiatement pour réparer les objets de fer blanc, bronze et cuivre. » Il vend des casseroles, du fil de fer, du fer blanc. Ses clientes sont « les ménagères. D. Luzia bénit le ciel quand le tzigane est apparu. La marmite de cuivre avec laquelle elle fait les desserts qui lui permettent de gagner sa vie nécessite d’être réparée. Ayant peu d’argent, elle espére que le tzigane soit comme les autres qui passent par là et puisse s’accorde pour marchander la réparation contre un peu de nourriture ou un vêtement. »
Bien évidemment, les auteurs vont affirmer que ce jeu recouvre des réalités du passé et ne saurait refléter l’actualité. Néanmoins, ce jeu confirme de façon ludique les stéréotypes qui traversent toute la société brésilienne. Ainsi, il semble d’une part légitimer la stéréotypie qui assigne des caractéristiques et des comportements à des identités constatées, affirmées ou projetées. Cette même stéréotypie qui est à la base de tous les racismes, de quelque nature qu’ils soient.
De plus, l’utilisation du terme « mascate » plutôt qu’« ambulante », plus couramment usité en langage courant renvoie à l’origine étymologique du terme, issue des immigrations arabes (Mascate, capitale du sultanat d’Oman), et parfois remplacé par le terme encore plus explicite : « turco da prestaçao » Littéralement turc de service ! Expression que l’on retrouve dans la caisse de turc du libanais.
D’autre part, les identités figurées sont de natures très hétérogènes : religieuses (juif), nationale (français), ethniques (gitan), et d’une brûlante actualité. Toutes les presses du monde véhiculent ces identités pour traduire en symboles facilement mobilisables des prétendus constats. Les gitans dans la presse, volent, les français, toujours dans cette presse, séduisent, les juifs, font de l’argent. Bref, même si ces jeux cherchent à faire connaître le passé, c’est une certaine représentation de ce passé qui est ainsi transmise, éclairée par les projecteurs de stéréotypes et « pre-conceitos » bien d’actualité ! On retrouve les clichés véhiculés par les questions posées aux étudiants infirmiers en 2010.
Mais le propos peut être étendu à d’autres horizons. Une étudiante finlandaise a bien voulu attirer mon attention sur un jeu qui fait fureur depuis les années 50 dans son pays, chaque foyer en a un exemplaire, qui a même été actualisé en 2012, et qui porte sur l’Afrique. S’intitulant l’étoile d’Afrique, il consiste en piller le plus possible le continent, en essayant d’éviter les brigands locaux pour atteindre le maximum : le diamant exceptionnel (serait-ce celui de Bokassa qui a coûté sa réélection à Giscard en 1981 ???) et se protéger des prédateurs. L’idéologie véhiculée n’est ni plus ni moins celle des colonisateurs qui estimaient qu’il suffisait de se baisser pour attraper le jackpot et surtout qu’il fallait se protéger des indigènes. Quelle opinion publique ces stéréotypes « pédagogiques » structurent-ils ?
Crédits du jeu :
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