S’il est difficile de trouver les mots justes sur le champ de tels événements, on ne peut rester silencieux indéfiniment.
Le titre en mettant la date sous son format américain prend un aspect volontairement ésotérique auquel il est toujours fait appel lorsque les choses ne sont pas dicibles ou trop mal dites. Succession de chiffres impairs, démonologie sont là pour faire sens alors que les contrecoups de cette tragique nuit agitent encore violemment la société française.
La Corse se laisse déborder par ses habituels démons, les élections régionales, du moins lorsqu’on est allé voter, voient l’émergence extrême du rejet, Béziers devient l’emblème des postures haineuses à l’égard de propositions musulmanes plutôt apaisantes, jusqu’au gouvernement socialiste qui fait de l’autre étranger (au moins à moitié) le bouc émissaire. Au quotidien, la peseuse de fruits du supermarché, agacée par une demande de peser deux bananes individuellement par des personnes ne parlant absolument pas français, se lâche en parlant d’invasion de tous les continents. Le verrou est débloqué, la facilité et la simplification trouvent leurs ressorts dans les réflexes habituels.
Oui, mais tout discours à contrecourant est systématiquement discrédité comme « politiquement correct », bisounours, utopique… Péchés capitaux, donc non recevables. Alors que les Onfray, Finkelkraut et Zeimour prennent de plus en plus de place médiatique, proportionnellement à leurs outrances.
Face à tout cela, il nous faut quand même tenter de comprendre un peu ce qu’il se passe alors que les banlieues musulmanes ne sont pas en feu, que mes collègues musulmans ne tentent pas de me planter un couteau, mais bien au contraire me tendent la main, plus sidérés encore, bref alors que tous les signes montrent que ces meurtriers n’ont rien en commun avec nos voisins, nos cousins, et surtout pas leur religion.
Alors que s’est-il passé ce 13 novembre 2015 ?
Si l’on en juge par les informations qu’on nous transmet et les expériences au contact de ces populations, on peut proposer trois registres d’analyse induisant aussi trois modes d’interventions, dont au moins deux ont déjà été mis en œuvre.
Le premier est le profil de ces jeunes, certes confrontés à des difficultés socio-économiques et de stigmatisation, mais pas plus ni moins que tous leurs contemporains, et pas tous, puisqu’il existe nombre de convertis. On peut cependant identifier un trait commun, qui n’est pas propre à notre époque : la quête de radicalité adolescente. Cette quête, qui peut être d’autant plus forte qu’elle est sous tendue par un fort malaise de transition identitaire, se vit au quotidien dans les structures d’accueil des jeunes, tant psychologiques que judiciaires. Face à cette quête intemporelle se pose la question de l’offre de la part de la société contemporaine.
Que proposons-nous comme idéal d’absolu à notre jeunesse ? Finies les cellules communistes locales, finies les groupes d’éducation populaire, certes il subsiste un peu de scoutisme qui joue son rôle, mais c’est bien maigre. Le propos est l’individualisme et la consommation, avec un fond d’angoisse massivement asséné par les outils institutionnels sous forme de peur du sida, de la grossesse, du réchauffement climatique, du chômage… Le « no future » des années 70 s’est institutionnalisé en unique message transmis à toutes ces générations que les adultes semblent vouloir à tout prix neutraliser par la peur. Que peut produire cette angoissante antienne sur des adolescents parfois mal encadrés, en doute identitaire ?
Forcément une pulsion sacrificielle qui va leur donner du sens.
Dans un deuxième temps, la question se pose de leurs trajectoires : quel va être le déclic, qui sera le catalyseur ? Chaque époque a eu ses radicalités, n’oublions pas Action Directe, Baader et Meinhof, les Brigades Rouges, etc. Et chaque espace a aussi ses régulations. Quand on cherche ce que deviennent les enfants des rues survivant à l’âge crucial de 14 ans où leur témoignage devient judiciairement recevable, on les retrouve systématiquement dans des espaces clos, contenant, où les questions de choix individuels ne se posent pas, entièrement guidés par les éléments extérieurs livrés comme des prêt-à-penser qui donnent sens : les maffias, l’armée, la prison (gardiens ou détenus) et les ordres religieux.
Ces vulnérabilités sont évidemment pain béni pour n’importe quel prosélyte, que ce soit le chef mafieux qui ordonne un contrat ou le chef religieux qui téléguide de l’étranger un attentat.
On a déjà décrit comment le romantisme adolescent contemporain prend les atours de l’Islam, comme symbole de la lutte contre l’institution vécue comme oppressante, mais aussi comme guide de pensée, orientation au sein d’un monde déstabilisant sur fond de décolonisation inachevée et mal digérée et de conflit israélo-palestinien en impasse. Il n’est qu’à voir le Ramadan vécu comme une posture identitaire revendiquée par des enfants pré-pubères non musulmans. L’exotisme oriental de la lutte rajoute au charme, comme le faisaient en leur temps la Bolivie, Cuba ou le Viet Nam.
Le deuxième registre est précisément celui du contexte géopolitique international. Inutile d’insister sur le rôle dévastateur de Daech et Boko Haram. Il semble que tout cela soit parfaitement établi, depuis Ben Laden armé par la CIA dans les camps de réfugiés afghans au Pakistan des années 80. Leur place dans la construction de l’équipement idéologique, dans la déstabilisation de régions entières du globe, et dans l’ingénierie des attentats justifie amplement la lutte armée sur place. Mais c’est un lieu commun de redire que cette guerre ne peut pas être militairement gagnée si elle ne s’accompagne de structuration politique et de rééquilibre dans les échanges économiques…
Quittons la géostratégie pour revenir à nos jeunes car, pour autant, la guerre ne sera pas suffisante tant que nous ne proposerons pas d’alternative utopique crédible à une jeunesse désemparée. Sans doute les zadistes si décriés représentent-ils à cet égard une voie nettement plus constructive !
Enfin le troisième registre est la proximité du grand banditisme. On a beau affirmer dans tous les médias qu’on peut facilement acheter une Kalachnikov dans les cités, il faut y avoir des relais fiables et disposer des confiances nécessaires, ce qui n’est pas donné à n’importe qui. J’ai beau travailler dans une ville connue pour fournir quelques braqueurs, personne ne répondra à ma demande d’arme si je la formule ! Et je sais la très grande majorité des jeunes qui y vivent tout-à-fait étrangers à ces espaces. Non qu’ils en ignorent l’existence, mais ils en sont personnellement ou familialement éloignés et veulent le rester. L’intervention qui consiste à déstabiliser le milieu du grand banditisme par des perquisitions sans fin semble assez pertinente pour le motiver à stopper son aide à des terroristes qui bousculent son petit commerce.
Face à cet enchevêtrement de registres, il faut analyser ce qui va faire que l’alchimie prendra ou ne prendra pas, comprendre aussi ce qui peut la déprendre.
Passons sur la géostratégie qui est loin des champs d’action de REGARDS, mais où l’action est sans doute légitime pour couper les racines idéologiques et logistiques, pour se concentrer sur la rencontre de jeunes un peu perdus avec le grand banditisme.
À cet égard, les propositions politiques actuelles semblent bien inadéquates :
Incarcérer ces jeunes fragilisés revient littéralement à leur confier les clés du grand banditisme et à acquérir, s’ils ne les avaient déjà, les confiances nécessaires pour se procurer le matériel dont ils ont besoin. Sans compter les effets délétères de la rancœur d’être derrière des barreaux sur une construction identitaire flageolante. N’est pas Nelson Mandela qui veut !
Il en est de même de cette déchéance de nationalité brandie comme un symbole de nature à désamorcer la radicalisation. En réalité, ses effets seront exactement inverses sur des constructions identitaires fragiles. Là où seuls l’accompagnement bienveillant et l’accueil permettraient de remettre en selle des ados perdus, le message envoyé est la rupture potentielle du lien officiel et symbolique avec la République. Sans compter qu’une fois constitutionalisée, cette déchéance pourra être élargie à toutes sortes de délits par quelqu’autre pouvoir exécutif amené à succéder au gouvernement actuel.
L’appartenance nationale, au lieu d’être le socle inaliénable sur lequel on peut fonder une construction identitaire, devient des pieds d’argile sur lesquels on ne peut plus compter dès lors qu’il fait un peu chaud. A la quête d’identité va donc se joindre la quête de stabilité. On a tout faux…
Mais alors que faire ?
D’abord remettre les choses à leur juste place médiatique. Cesser de donner la primeur aux cassandres et basheurs, laisser la place à quelques paroles d’espoir. Cesser d’angoisser la jeunesse à l’égard des fléaux actuels (sida, réchauffement climatique, chômage) qui, tout bien considérés ne sont pas grand-chose, comparés à ceux du siècle dernier (mortalité infantile, famines), même s’il doit exister une véritable prise de conscience écologique. Mais par les décideurs qui devraient se culpabiliser, pas par les jeunes.
Ensuite, en traitant les jeunes revenant de Syrie non comme des délinquants mais comme des victimes de mouvements sectaires. S’il faut les incarcérer pour protéger la collectivité, le faire dans des conditions d’accompagnement psychologique exceptionnelles, non seulement pour les tenir à distance du grand banditisme mais aussi pour traiter leur radicalisation dans son origine psychique même.
Le plus important est l’indispensable retour dans les quartiers de dispositifs de socialisation positive qui aillent au-delà des sorties au zoo ou de l’aide au devoir. Retrouver des moteurs qui donnent sens à l’existence, ouvrant des alternatives civiques aux modèles religieux de prêt à penser confortables et faciles à enfiler. Mettre sur les trajectoires de ces jeunes d’autres façons de penser le monde et de s’y investir. Bien entendu améliorer les conditions socio-économiques aidera, mais ce ne sera en aucun cas suffisant.
La sidération vécue par les musulmans de France doit permettre de construire un véritable Islam de France, républicain que beaucoup appellent de leurs vœux. En l’absence de parole structurée, seuls les extrêmes sont audibles, ce qui laisse le champ libre à toutes sortes de stéréotypes et d’amalgames. Le travail est d’importance mais indispensable.
C’est donc tout le champ de l’éducation populaire régulièrement et méthodiquement réduit depuis trois décennies par les institutions (à quoi ça sert ? Des chiffres !) qu’il s’agit de réinvestir massivement.
Nos politiques vont-ils prendre la mesure de l’urgence à le faire ?
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