Les processus d’institutionnalisation décrits par Pierre Legendre dans toute son œuvre prennent une grande place dans les réflexions développées dans mon livre « L’interculturalité dans le quotidien professionnel ». C’est à partir d’eux en effet que j’y développe le concept de « situation d’altérité » au sein duquel l’institution devrait prendre sa part et toute sa part de l’étrangeté de l’usager qui lui présente son désordre.
Depuis quelques décennies, l’hôpital se pose des questions quant au rôle à faire jouer à l’entourage des patients. Pour des raisons pratiques et financières, cette institution tend à se décharger d’une part de sa responsabilité et de ses tâches sur des « aidants » naturels considérés comme susceptibles de contribuer à la cure, voire même d’y être contraints par devoir familial.
On le voit pour la gériatrie, mais le sujet est depuis toujours d’actualité pour la pédiatrie au sein de laquelle les parents ont de tout temps été mis à contribution, tour à tour félicités ou blâmés pour leur compliance aux ordres médicaux.
En parallèle s’est développée toute une réflexion autour de l’autonomie du patient et de sa responsabilité face à un pouvoir médical dont le dogmatisme surplombant était de moins en moins accepté. Ce mouvement, initié au lendemain de la deuxième guerre mondiale dont les exactions en matière de santé au nom de ce dogmatisme ont été largement fustigées, s’est renforcé dans les années 60 et 70 autour de la notion d’éthique, et a été décuplé par l’émergence de l’épidémie du VIH où la médecine a cumulé vision normative de la sexualité avec des scandales (sang contaminé, médicaments indisponibles pour des questions de brevet, etc.).
Notre propre réflexion menée à REGARDS sur l’interculturalité au sein des institutions s’inscrit entièrement dans cette lignée d’analyse critique des processus institutionnels, dépassant le champ médical pour s’appliquer aux domaines judiciaire, social et éducatif.
Ces deux évolutions indépendantes convergent aujourd’hui vers une structuration de la pensée du soin qui impliquerait simultanément patients et massivement leurs entourages. Pourtant, Michel Foucault avait magistralement démontré comment, au tournant du XVIII° siècle, la clinique s’était à la fois restreinte au corps du malade et transformée en une abstraction intellectuelle; le tout débouchant sur des résultats cliniques et technologiques époustouflants. Ces derniers ne sont pas discutables mais de plus en plus il apparaît que leur application dans le quotidien soignant exige d’élargir le champ de réflexion et d’action à un au-delà du seul corps malade isolé de son contexte social et familial.
De plus en plus sont organisés des cours, des conférences, des procédures dans les services hospitaliers sur ce sujet ; même les lois de santé prennent la mesure de cet élargissement. Mais tous avancent au coup par coup dans le domaine, par petites touches prudentes, sans oser adopter une vision plus globale et radicale de l’évolution du soin. Ainsi les soins ambulatoires qu’ils soient chez le médecin traitant, l’orthophoniste, etc., restent isolés, encore une fois en dehors des soins pédiatriques, n’associant l’entourage que pour les annonces désagréables ou une demande de substitution du soin en l’absence de service compétent.
Bien sûr les questions de libre arbitre de cet entourage se posent : quelles seraient les justifications d’un devoir familial rendu obligatoire ? Mais aussi, cette carence ne serait-elle pas l’occasion que, à l’instar de l’enfant abandonné, la société se substitue dans ces cas-là à un entourage réputé défaillant ?
Quoi qu’il en soit, les réflexions entendues de toutes parts ces dernières années montrent qu’il s’agit de repenser fondamentalement la notion de soin, en s’extrayant du dogme clinique du XIXème siècle restreignant la maladie au corps du malade. C’est aujourd’hui un truisme d’affirmer que la pathologie affecte toute la famille, et globalement l’ensemble de l’entourage du patient. De même personne ne conteste que la question du burn out des aidants naturels impacte elle aussi le système de santé dans son ensemble.
L’exemple interculturel type est celui des « gens du voyage » réputés envahir le service des urgences ou la maternité lorsque l’un.e de leurs membres souffre ou accouche, revendiquant ainsi leur propre souffrance au même titre que le ou la patiente. Une structure hospitalière mettant l’interculturel dans son projet d’établissement devrait pouvoir prévoir un espace de rencontre avec cette famille, certes éloigné de celui du soin du ou de la patiente qui a besoin de sérénité dans la cure, mais existant néanmoins et permettant d’apporter soin et soulagement adaptés à l’ensemble de cette famille.
Il serait donc temps que l’Institution du soin (avec une majuscule pour traduire ses multiples dimensions) évolue pour en tenir compte. Repenser fondamentalement tout le système de soin, en associant cet entourage d’une façon qui à la fois l’étaye et le soutienne tout en l’associant aux procédures médico-hygiéniques, ce qui de fait est déjà le cas, mais, on l’a dit, presque clandestinement.
Ainsi, ne pas se limiter à considérer cet entourage comme un substitut pratique du système de soin, ni comme ayant la neutralité et l’insensibilité d’un professionnel, mais comme une véritable victime à part entière de l’affection du patient et qui, à la fois, nécessite des soins tout en pouvant aussi en prodiguer.
Cette (r)évolution des soins exigerait de la part des soignants de remettre en cause leur paradigme clinique de l’isolement du corps malade, et de s’inscrire dans une démarche de compréhension de l’inscription de la maladie dans un univers social, culturel, symbolique au sein duquel la souffrance est largement partagée, et ce, sans s’oublier eux-mêmes comme partie prenante de cet entourage.
Vaste programme qui, hélas pour lui, ne repose nullement sur la technologie, mais sur l’humanité des soins.
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