L’exposition qui se termine à la Maison Rouge offre des perspectives intéressantes sur le tissage comme mode d’expression. Elle met en écho des productions de patients en hôpital psychiatrique (qualifiées dans l’exposition d’« art brut »), de nones en monastère (« art sacré »), d’artistes (« art contemporain ») avec, entre autres, les fameuses collections de fétiches qu’Alain Epelboin a récupéré depuis 35 ans en particulier sur les décharges de Dakar et habituellement présentée au Musée de l’Homme (« art rituel africain »).
L’effet est saisissant mais donne surtout à voir une souffrance psychique intense qui se traduit par des obsessions transparentes dans les créations des patients (voir le manteau d’Arthur Bisopo do Rosario mis en couverture), des nonnes et même confessées par les deux artistes contemporains interviewés. Ils parlent de « consolidation », de « protection », de « solidifier l’étoffe de notre EXISTENCE ». On saisit bien par cette mise en regard les rôles thérapeutiques que peut revêtir l’acte de lier, tisser, rassembler dans un geste « véhément, saturant » comme le décrit le catalogue, et j’ajouterai souvent morbide.
Le voilage de la réalité de Man Ray ou le dévoilement des tombes de Soweto, qui cachent et dévoilent, dénotent un peu dans cet environnement où il s’agit plutôt de relier pour montrer.
Les vidéos montrant des pèlerins tissant des nœuds ou accrochant des prières renvoient, quant à elles, à un des fondamentaux basiques de la société humaine. De fait, le lien fait sens au quotidien sans avoir besoin de faire appel ni à la souffrance psychique, ni à la dévotion. Nombre d’actions de développement communautaire utilisent le symbole du tissage pour montrer que la société relie. Remettre cette notion au niveau du conscient était une des étapes des centres de vaccination contre la violence mis en place dans les années 90 par le bouillonnant maire de Bogota, Antanas Mockus. C’est aussi une des phrases de Pierre Legendre : « Tissu social est donc une formule judicieuse car c’est par le tissage de discours entrelacés qu’une société existe, qu’elle se construit en tant qu’entité distincte des individus et que s’organisent les montages d’une structure ternaire1 ».
Mais plus encore se pose la question de la présence des fétiches africains et océaniens aux cotés de ces productions manifestement mues par un geste auto-thérapeutique. En quoi la proximité formelle de tissage est-elle plus grande avec eux, que celle d’un macramé ou d’un patchwork d’« art populaire » ou des « arts modestes » présentés en début d’année au même endroit ?
Si on peut espérer que les créateurs de l’exposition se sont dégagés de l’esprit colonial renvoyant les croyances animistes des indigènes à une maladie mentale native, il y a néanmoins un contresens à mettre en regard des œuvres à vocation d’auto-thérapie où le producteur se soigne lui-même avec son art (pensant parfois avec une certaine vanité que ce soin pourrait s’étendre aux autres contemplateurs) en regard de productions que les acteurs spectateurs investissent directement d’une fonction symbolique et protectrice.
Alors que les productions des artistes, des aliénés, voire même des nonnes ne demandent rien à personne et s’autosuffisent, à charge pour qui le souhaite d’y voir des fonctions « apotropaïques », celles des marabouts sont entièrement redevables des demandes et besoins de leurs clients qui en investissent toute la charge symbolique et rituelle. Leur tissage n’a donc pas du tout la même fonction d’auto-thérapie sur leur producteur qui ne se prétend « que » artiste.
On peut le constater en comparant la démesure des productions des premiers à la sobriété efficace des fétiches africains. De fait, il n’est pas anodin de souligner que si beaucoup de ces fétiches (mais sans doute pas celui photographié ci-dessus, qui est océanien) sont disponibles à la contemplation ici, c’est que là-bas, tout comme les fétiches dakarois cités plus haut, ils ont été jetés, considérés comme vidés de leur charge magique et qu’aucun artiste narcissique ne s’est targué de prétendre leur donner plus que ce qu’ils valaient une fois utilisés, c’est-à-dire rien du tout.
Libre à nous d’y voir une connivence formelle, mais ne perdons pas de vue qu’en ayant cette lecture, nous effectuons une pure projection occidentale. En l’oubliant, la proximité avec des œuvres d’aliénés pourrait alors avoir une connotation très suspecte.
1) Pierre Legendre : De la société comme texte, linéaments d’une anthropologie dogmatique ; Fayard, 2001 p.180, (souligné par l’auteur)
Poster un Commentaire