29/11/2014 : Stéphane Tessier : « Quand les esprits viennent aux médecins ; 7 récits pour soigner » par Serge Bouznah et Catherine Lewertowski
Cet ouvrage relate l’expérience des deux auteurs, médecins « spécialistes en clinique transculturelle » dont ils fixent eux-mêmes la définition. Très imprégnée de psychanalyse, cette expérience tourne autour de l’exploration et de l’émergence des vécus traumatiques ou non, pouvant donner du sens à des pathologies sur lesquelles la médecine bute. Le récit est structuré autour d’un dialogue entre les deux auteurs, ce qui provoque parfois un étrange malaise comme devant une pièce mal ou surjouée tant ces dialogues sont à l’évidence reconstruits, de même que la prise de parole des patients. Autant l’introduction laisse sur sa faim, mobilisant des concepts très classiques et légitimes en interculturel, autant la conclusion éclaire le propos des auteurs.
En effet, ceux-ci se concentrent sur les situations cliniques dont ils ne sont pas parvenus à trouver une solution dans le cadre de la médecine « normale », mais dans lesquelles le thérapeute accepte de se remettre en question dans le cadre d’une consultation transculturelle. Il s’agit donc à proprement parler de thérapie. Les auteurs insistent sur la délicatesse nécessaire pour ne pas humilier ou déstabiliser le thérapeute en échec, et au contraire, de tout faire reposer sur sa mobilisation. Dans leur conclusion, ils veulent pour preuve de leur réussite le regain de confiance que les patients ont au décours de cette consultation avec leur thérapeute habituel.
Le corps de l’ouvrage repose sur 7 expériences (7, chiffre magique s’il en est), qui se présentent comme autant de véritables contes de fées.
Contes de fées en ce qu’ils mobilisent des forces et esprits occultes et mystérieux, souvent très poétiques, voire oniriques, mobilisant des registres du psychisme humain exotiques et colorés.
Contes de fées aussi en ce que ces histoires se terminent toujours bien, avec la résolution pacifiée de tous les problèmes et angoisses.
Ces récits remplissent parfaitement l’objectif imaginaire d’un univers où tous les problèmes, toutes les angoisses trouvent une solution apaisée par la force de la baguette magique du discours et de l’écoute.
Il s’agit donc d’une lecture très rafraîchissante, même si le beau rôle que s’octroient les auteurs est souvent agaçant. On y voit comment, avec un peu de jugeote et d’écoute empathique, on peut aider les patients à démêler des fils complexes de filiation, d’héritage, de rites non accomplis qui se traduisent en termes somatiques mettant la médecine en échec.
On y lit combien la présence d’un médiateur culturel (par principe pour ces auteurs, systématiquement de même origine que le patient) peut jouer un rôle de tiers projectif. On y découvre enfin des médecins somatiques ouverts à entendre des discours différents de la doxa médicale officielle.
Mais il apparaît aussi que la lecture de ce type d’ouvrage peut présenter plusieurs problèmes.
D’une part, il accrédite la thèse que seul quelqu’un du même pays, voire de la même ethnie est en mesure de comprendre et traduire la souffrance du patient. Or, l’expérience montre que cet a priori a pour conséquence d’enfermer le patient dans une « culture » fossilisée en lui enjoignant de rejoindre ce que le thérapeute définit lui-même comme étant « ses » origines, faisant fi des distances que le temps et l’espace ont fait prendre au patient avec ces « origines ».
De même, l’implication du médiateur dans les enjeux « traditionnels » peut l’aveugler sur des explications purement psychiques de certains fonctionnements en leur attribuant une couleur et une saveur culturelles. Ainsi p.125, Eliane, médiatrice déclare impérativement à la patiente et au thérapeute : « … On ne sort jamais complètement de ces choses là [la sorcellerie]. » Contraignant ainsi la patiente, scientifique et biologiste, à s’y inscrire qu’elle le veuille ou non.
Ce travers cependant n’est pas l’exclusivité des médiateurs car, si les auteurs soulignent leurs succès et taisent leurs échecs, ce qui est bien naturel, ils passent sous silence d’autres aveuglements culturalistes dont ils ne sont pas la cause. Ils transparaissent sous le récit et sont probablement à l’origine de la formulation de la demande de consultation transculturelle. Ainsi l’errance médicale de la même patiente biologiste, page 118, qui se traduit par le très grand retard au diagnostic de sa tuberculose vertébrale est-elle qualifiée par elle-même de « ils ont longtemps pensé que j’étais hystérique », alors que son médecin parle de « raisons que je ne m’explique pas », faisant juste allusion à son statut de migrante irrégulière. L’hystérie et la sorcellerie sont-elles si éloignées dans les imaginaires rationnels de la médecine ?
D’autre part, les références anthropologiques mobilisées sont parfois d’une telle complexité qu’il semble qu’aucun travailleur de première ligne, médecins y compris, ne serait en mesure de décortiquer de telles situations. S’il est vrai que l’humain est complexe, ce dispositif peut être perçu comme véritablement disqualifiant par ces fameux acteurs de première ligne, incapables de disposer de personnes de même ethnie et de mobiliser des concepts aussi ardus que la matrilinéarité de l’héritage ou de la dette intergénérationnelle qui jouent ici le rôle de la baguette magique.
La lecture de cet ouvrage doit donc se faire avec précaution, comme un conte de fées. Ça n’arrive que dans les rêves, la vie est à la fois plus complexe et plus simple. Plus complexe car il est parfois très délicat de distinguer ce qui relève de fonctionnement psychique classique prenant des contours culturels, d’une réelle question anthropologique différentielle. Plus simple car la « culture » peut être aussi accessible aux acteurs de première ligne, pour peu qu’ils sachent prendre de la distance avec leur propre discours institutionnel et leurs représentations.
C’est leur interlocuteur qui détient les clés et lui seul, notre rôle, quels que soient les moyens à notre disposition, est de l’accompagner dans cette recherche, et effectivement en ne se limitant pas forcément dans notre registre institutionnel, comme sous le réverbère de Beckett « parce que j’y vois clair ».
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