Depuis plusieurs humeurs, on voit que l’avenir est dans la rationalisation, l’accès aux services de « meilleure qualité », mais aussi la stérilisation des rapports pour lutter contre les infections. Dans ce but, le contact entre l’usager et les structures se fait par l’intermédiaire d’un automate, porteur d’une voix de synthèse, ou montreur de cases à pointer. Standards automatiques (« Pour vos droits, tapez 1.. »), chargeurs de Navigo, dépôt de chèque, retrait d’argent, enregistrement d’avion, péages d’autoroute, distributeurs de café, de friandises, d’essence, de bons de réduction de fidélité, maintenant caisses sans caissière, tous automates. « Insérez votre carte », « Composez votre code confidentiel » (« à l’abri des regards indiscrets » car tout autre humain que soi-même est un intrus).
Naguère un distributeur de sandwichs et de plats cuisinés avait fait long feu rue Raymond Losserand, j’avais gardé espoir.
Jusqu’aux énoncés des stations de métros, bus ou tramway (« Charles de Gaulle Etoile, attention à la marche en descendant du train »), ou des minutes à attendre sur le quai (« direction Châtillon, prochain train dans 3 minutes ») Silence b… ! On ne peut même plus lire. Et puis ce sont le Pôle emploi, la CPAM Vitale, qui s’y sont mis, multipliant les bornes automatisées, autant d’interfaces digitalisées qui mettent votre propre identité administrative à portée de rue, à condition de maîtriser le Windows® dans le texte, comme on l’a déjà évoqué. Sans parler de la guerre qui se fait par drone ou missile longue portée sur écran. Pour le lanceur, pas pour la cible.
La digitalisation des relations avec les usagers pour les fluidifier. Un automate, personne n’aura l’idée de le frapper, ou de lui prendre la tête, qu’il n’a pas. Cette domestication des masses passe aussi par les senteurs artificielles « fleur » à la Gare de Lyon pour apaiser les mœurs, « pain chaud qui sort du four » près des supermarchés pour mettre en appétit.
Progressivement, la cloison avec le chauffeur de métro ou de bus, dernier vestige embarqué de l’humanité institutionnelle, devient de plus en plus étanche. Au point que la ligne 1 va s’automatiser comme la 14, aboutissement de la désertification. Car, que se passait-il lorsque retentissait la sonnerie du métro ? une négociation toute humaine entre le chauffeur, aussi fermeur de porte (fonctions séparées il y a un demi siècle) et l’usager pressé et stressé qui tenait à ne pas louper son train. Négociation en quelques fractions de seconde, établie en fonction de critères très humains : la vitesse de marche, l’inclinaison du buste, la tête du client, le regard porté vers le conducteur, etc. ! Le tout ponctué lorsque la négociation aboutit d’un « merci », main, lèvre ou regard, adressé à cet autre humain qui eut compassion. Sur la ligne 14, point de négociation possible. Les portes se ferment brutalement sans merci aucune. L’usager n’a d’autre choix que de se soumettre à la volonté automate !
L’homme a mis 100.000 ans pour réguler philosophiquement l’usage des outils de bronze, sabre, hache, épées pour limiter le massacre et tenter la coopération plus que la domination brutale. Depuis trente ans, nous avons multiplié par plusieurs millions nos capacités d’usage de l’information, mais nous n’avons absolument pas développé les capacités intellectuelles qui permettraient de comprendre ce qui en découle et d’en réguler les usages.
Concrètement, je vois plusieurs conséquences :
* Le lissage des différences. Je tape le clavier, donc je suis. Mais en réalité, je ne suis plus que le signal électrique émis par les touches pressées, et la séquence de caractères qui s’ensuit. Quelles que soient mon histoire, ma singularité, j’ai accepté qu’elle se résume à cette série de bits! Je renonce par le geste même qui pianote ma situation d’assuré social à toute prétention complexe. Ma maladie sera un risque calculable et évaluable, qui pourra entrer dans les statistiques que je sois vert, violet ou indigo, que je souhaite guérir ou mourir, que j’y vois un châtiment divin ou la main du diable… Le sort en est scellé.
* Par ce contrat tapé, j’accepte la non négociation. Si la machine dit Non, rien n’y fera, aucun argument ne sera recevable, ce sera non ! Je ne monterai plus après le signal sonore, mon code erroné est sanctionné par la perte de ma carte, l’absence de monnaie rend le péage sourd à toute prière. Et ce, sans aucune compassion, sans ce regard triste du guichetier qui se disait en soi-même que, même juste pour l’institution, la situation était injuste pour l’individu, dernier regard humain qui, incarnant l’institution, permettait de mieux supporter un tel refus.
* Cette automatisation est destinée essentiellement aux classes populaires qui sont ainsi robotisées, domestiquées, standardisées aussi dans leurs consommations et leurs désirs. Les classes aisées pendant ce temps se disputent les services à la carte, les outils personnalisés, les accueils individualisés, les produits d’exclusivité, et le droit au contact humain redevient un privilège.
* En même temps, le retrait de l’humain travailleur au contact de l’usager produit une société totalement mécanisée. Et c’est cette société entièrement automatisée qui entoure nos adolescents avant qu’ils arrivent au collège. Aucune négociation humaine possible, aucune possibilité de dire « je suis moi » et de le faire entendre à un institutionnel dans mon trajet. Je descends l’escalator, je valide mon titre de transport, je franchis les portes lorsqu’elles s’ouvrent, je sors par les portes automatiques. L’humanité croisée partage mon sort de voyageur, mais la RATP (ou son équivalent bien sûr), elle, est devenue une institution totalement désincarnée. Sauf, sauf en cas de contrôle des tickets, qui relègue alors la seule image institutionnelle RATP dans une humanité exclusivement suspicieuse et répressive. Sauf, sauf, pire encore, lorsque des contrôles d’identité au faciès sont systématiquement répétés, renvoyant l’institutionnelle France dans une humanité aussi suspicieuse et répressive mais surtout humiliatrice.
Le premier humain institutionnel rencontré, qui dispose d’un tant soit peu d’humanité, sera le professeur qui prendra en pleine figure toutes les volontés de négociation frustrées depuis le réveil, pénible puisqu’adolescent.
A quand la disparition finale de cet enseignant grâce à l’e-learning ?
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