Ce tableau [analytique de TOUTES les idées] ainsi arrêté, on distribua à chaque Pansophiste une matière à traiter ; l’un fut chargé de l’agriculture, considérée dans chacun de ses rapports ; le commerce & toutes ses branches échurent à un autre ; un troisième, engagé à s’occuper de la population, ayant trouvé la matière trop vaste, demanda du secours, & se déchargea des calculs à faire sur un mathématicien profond, qui laissa à un homme ordinaire les observations assez peu nécessaires en pareille matière, où il ne s’agissoit à son avis que de calculer.
Anonyme (attribué à Louis Sébastien Mercier)
Voyage de Robertson aux Terres Australes
Amsterdam 1767
Les solutions mathématiques ont le grand avantage de n’être pas discutables. A la base de la science qui n’a pas de lieu différentiel pour exercer sa loi, elles légitiment l’universalisme, la globalisation des problèmes, des questions et des solutions et ont permis de structurer la mondialisation. Leur efficacité concrète qui les rend capable de faire voler des avions, tenir des ponts, leur confère le statut de langage commun d’une absolue vérité. Le carré de l’hypoténuse reste ce qu’il est sur la Lune ou dans les Îles Salomon et les hiérarchies entre groupes humains se structurent entre ceux qui peuvent résoudre l’équation, et ceux qui n’y parviennent pas. C’est simple, indiscutable, limpide et bénéficie de l’effet d’évidence des premiers concepts réellement assimilés à l’école primaire.
Le monde appartient aux matheux, et la biologie cérébrale donne des coups de boutoir sur l’ultime rempart de l’indicible, du mystère : la pensée. Sans doute dans une tautologie à laquelle nous sommes accoutumés, va-t-elle nous démontrer l’origine génétique de la bosse des maths, ré-inscrivant ainsi dans le marbre de l’atavisme sans rémission les différences et l’irréductibilité de la diversité humaine tout en auto-légitimant la hiérarchie observée.
C’est ce que démontre la description qui est faite de l’interaction entre deux groupes humains rassemblés en 2008 autour du lancement d’un satellite. Le N°39 de CNES Mag (novembre 2008, rubrique société, article Sinnamary, version pdf) livre en effet un article éloquent sur la perspective de communication entre deux équipes d’ingénieurs. A l’occasion de l’arrivée à Kourou des russes de Soyouz, la question des relations entre eux et les « français d’Amérique du Sud » est posée en termes « culturels ». La première perspective est culinaire et tout le monde s’accorde pour partager les cuisines, en échangeant les invitations à partager le pain et le vin. Deuxième perspective la pêche à la ligne. Une photo montre un russe victorieux sortant de l’eau un magnifique poisson. Enfin, une tournée en pirogue leur permet d’explorer ensemble la Guyane, à la manière du plus banal touriste. Le tout est présenté comme un grand succès d’intégration.
En réalité, cette présentation ne laisse d’inquiéter sur les représentations des acteurs mais aussi (voire surtout) des journalistes, pourtant pas matheux, qui devraient être chargés de donner un peu de sens éthique à leur pratique. En effet, là où le tournage du film « l’État Sauvage » sur les questions de racisme et de domination en 1978 avait posé de vrais problèmes de sécurité et des réactions très violentes de la part des figurants locaux, cette communication « culturelle » réussie entre scientifiques fait fi de l’environnement humain local. S’entendre pour résoudre la problématique de lancement d’un satellite passe par le partage d’une démarche coloniale de façon semble-t-il totalement naturelle.
Ce qui met la puce à l’oreille est l’absence même de référence exotique aux indigènes, comme si les auteurs de l’article avaient senti confusément l’obsolescence du cliché et voulaient parer aux critiques par anticipation. Cela n’empêche pas nos matheux de se rassembler autour du déni de tout statut à la « façon d’être ensemble locale », laquelle bien évidemment n’a pas la moindre idée de la manière d’envoyer trois boulons dans l’espace.
Ainsi, l’absence de référence aux populations locales, le fait qu’elles soient totalement ignorées dans cette démarche « culturelle » d’échange et de partage, loin de les protéger, recrée implicitement les hiérarchies autrefois établies entre lances, flèches et mousquets et imagées dans les livres d’explorateurs. Le partage ne concerne en réalité que le territoire géographique. Le pire est que la pertinence de cet ordre des choses sera démontrée par la réussite du lancement du satellite, seul objectif qui compte.
Les deux équipes et le journaliste font donc leur anthropologie sans le savoir, et sans honte aucune. Or, imagine-t-on un seul instant la crédibilité d’un travail anthropologique sur les chercheurs du CNES qui se mêlerait d’émettre un avis sur leurs équations ?
Porteuses de cet absolutisme de leur vérité, les mathématiques serviraient-elles de support à une renaissance des dogmatismes ?
Ax2+bx+c sont dans un bateau, c tombe à l’eau : clin d’oeil, (19 novembre 2008), un astronaute a perdu un sac non amarré dans l’espace, ce qu’aucun indien n’aurait fait à partir de sa pirogue ! Les machos affirment sur Internet que c’est parce que cet astronaute est en fait une astronaute…
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