Petit détail d’urbanisme. Rue du Moulin des Lapins, fiction des années 90 dans le 14° arrondissement de Paris, rue piétonne sans commerce bâtie ex nihilo sur un terrain autrefois Compagnie Générale des Omnibus, auparavant « folie » du Duc du Maine, appelée alors le Terrier aux Lapins. Le nom de la rue, artificiellement reconstruit il y a dix ans, sert maintenant de marqueur identitaire géographique. Il y a « ceux du Moulin des Lapins » (hélas le tag de reconnaissance vient d’être repeint), et, entre autres, « ceux du Moulin de la Vierge », proche et toujours quatorzièmiste, mais c’est pas pareil ! La généalogie, l’identité, l’appartenance s’enracinent dans le territoire, quel qu’il soit, avec une rapidité stupéfiante.
Ses arbustes ont, cette année enfin, réussi à pousser !
Naguère, un grillage matérialisait la différence entre là où on peut marcher, courir, stationner, et là où on doit respect aux plantes. On voit encore les traces de son arrimage au sol, du costaud!
Irrémédiablement, semaine après semaine, les pauvres buissons, à la croissance lente et régulièrement replantés, étaient piétinés, massacrés, et on ne pouvait que se lamenter sur ces jeunes qui ne respectent rien, etc., etc. Cet été, un mouvement d’abandon permit à la flore sauvage de se développer : coquelicots, pissenlits égayèrent une rue qui redevenait champêtre.
Puis, je ne sais quel génie de la Mairie a décidé de supprimer ces barrières, labourant le terrain de nouveau avant de faire de nouvelles plantations d’arbres à papillons, suscitant à la fois tristesse face à l’abandon des fleurs sauvages et circonspection du quartier sur l’avenir des arbustes, tous rapides qu’ils soient. Mais, ô miracle, les voilà préservées, elles poussent ! Personne ne les arrache, ne les piétine, ne les touche. D’aucuns y verront l’effet des médiateurs maintenant en maraude dans la rue, mais l’occupation de l’espace prohibé et son piétinement étaient surtout le fait de jeunes chahuteurs la journée et non pas de jeunes noctambules en besoin d’éducateur de rue.
J’y vois plutôt le témoin que seule une barrière matérialisée mérite d’être transgressée. Par sa séparation, elle témoigne d’une volonté humaine d’exclusion, elle fait signe, elle montre une limite. A l’instant de sa disparition, là où il n’y a plus de borne, piétiner les arbustes perd tout son sens. Pour même les plus chahuteurs, la limite se fait spontanément entre monde végétal et monde humain, suscitant un évitement qui s’avère protecteur du premier.
Dans la définition identitaire et d’appartenance, en est-il autrement ? Si les limites de leurs définitions d’identité sont laissées aux Autres aussi labiles, friables, évolutives, non bornées, qu’elles le sont en l’esprit de chacun d’entre nous, y aura-t-il encore un sens à s’opposer et à transgresser violemment ? Si il n’est pas défini a priori que les transgresseurs sont dans la rue et qu’il faut leur mettre une barrière physique, ne pourrait-on pas reconstruire un autre espace public où socialisation ne rime plus avec cloisonnement ? Dans le même sens, on peut espérer aussi que la communauté des Moulins se superpose à celle du quatorzième pour lever la barrière entre ceux des Lapins et ceux de la Vierge.
Mais ces barrières physiques, ces bornes du « Soi », ne sont-elles pas aussi les baladeurs dans les oreilles, les pare brises des voitures, les portables greffés, les écrans multiples qui s’interposent, auxquels répondent des capuches sur les têtes, des regards fuyants, des allures dégingandées qui s’étonnent et sourient lorsqu’une attention leur demande si ce Red Bull qu’ils boivent a vraiment bon goût ?
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